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Des mots pour le dire

En hommage à Julie Douib assassinée le 3 mars 2019 à Ile-Rousse par son ex-compagnon
Féminicide : Le mot a conquis les médias, initié par les féministes, mais l’Académie Française fait la sourde oreille et les sénateurs ont entamé le tir de barrage contre l’introduction de ce mot dans le droit.


Le pouvoir des mots

On le sait, dans les luttes sociales, il y a toujours une lutte pour l’interprétation, pour l’appropriation des signes. Le pouvoir des mots est puissant. Le pouvoir des mots juridiques l’est encore plus. Le droit de l’État tient le peuple en respect à l’aide de mots.

Le concept de féminicide a une connotation à la fois juridique et historique. En tant que jugement juridique, il garantit un certain nombre de droits ; mais en tant que jugement historique, il dépasse le jugement juridique, il procède d’un processus continu, disponible pour le changement permanent. Comme la classe ouvrière est devenue invisible, les femmes le sont aussi.

À côté de l’espace du marché et de la large privatisation de l’espace public, on peut considérer qu’il est nécessaire de faire subsister un espace public de radicalité, avec l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, tels le féminisme. Nous sommes au commencement d’un processus de recomposition. Le droit doit en tenir compte. Il est des souffrances sociales dont la prise en compte est en soi progressiste.

Les femmes ne doivent pas se laisser enfermer dans le statut de victimes invisibles, ne pas rester prisonnières de l’histoire, ne pas se laisser engluer dans un statut d’infériorité.

Le féminicide est un concept qui part du corps de la femme et non de l’acte de l’agresseur. Inconditionnel, il englobe meurtre, assassinat, « homicide » involontaire, acte ayant entraîné la mort sans intention de la donner, acte prémédité ou non. Toutes les formalisations s’intègrent dans ce concept juridique, qui déborde tous côtés vers le politique.

Le féminicide renvoie à la condition de la femme


Cet acte de féminicide renvoie en effet à la condition de la femme. Depuis toujours, depuis les sociétés traditionnelles, la part maudite est la place d’une femme (telle la « fille-mère », ni fille, ni mère, occupant une place entre-deux, une place « hors-place »). Aujourd’hui, les idées émancipatrices ont progressé, et le devenir-femme n’est plus seulement un devenir-épouse et un devenir-mère. Le mâle n’est plus le médiateur obligé. On a dépassé l’idéologie victimaire, et ses prédicats identitaires. Néanmoins, une femme est assassinée presque tous les deux jours, en France, parce que femme.

Le droit pénal français a été conçu pour protéger les biens (par le droit de propriété privée inaliénable et sacré) ou l’individu en tant que porteur de biens (propriétaire). Le droit du corps est secondaire et accessoire, conçu en tant que tel : le corps suit le bien. D’où le constat que les violences physiques sont peu prises en compte, au motif qu’elles relèveraient de la vie privée, de l’intimité, du secret… La marchandisation généralisée qui marque la totalité des rapports sociaux actuels, conduit à ce que le rapport capital/travail surdétermine les contradictions sociales, notamment celles de sexe.

L’ordre de la Loi ne doit plus dépendre du nom du Père


Dans l’idéologie traditionnelle, la place de la femme est d’être entre deux places : toute femme peut ainsi se tenir à une autre place que la sienne, puisque cette place est interchangeable. Aujourd’hui, la femme cherche à construire seule sa féminité et à se constituer en adulte sans le secours de personne. Elle récuse cette figure traditionnelle de la femme, animal domestique, cantonnée dans la production du vivant et la reproduction de l’espèce. Pour les femmes émancipées, l’ordre de la Loi ne doit plus dépendre du nom du Père. Il faut absolument sexuer la loi, donc les noms juridiques. Pour cela, il faut sortir du labyrinthe juridique actuel, lié au principe de la protection de la vie privée, assimilé au droit au secret. L’utilisation de la notion de « circonstance aggravante », en cas de féminicide, est nécessaire, mais pas suffisante. Il faut aller plus loin dans les innovations juridiques, quitte à renverser la charge de la preuve, en introduisant une présomption de culpabilité de l’agresseur. Une piste serait l’élargissement du concept d’ordre public. Celui-ci comprend traditionnellement la tranquillité, la salubrité, la sécurité, notamment dans les espaces publics. Il conviendrait d’y ajouter l’agression physique et l’atteinte au corps, ce qui accroîtrait les pouvoirs de la puissance publique en cas de féminicide. Car on est en présence d’un véritable problème de civilisation, de politique de l’État, face à des comportements privés violents, qui deviennent meurtriers. Ce scandale des meurtres de femmes montre à l’évidence que la séparation entre le public et le privé doit être totalement repensée, et que l’opposition dedans/dehors doit être remplacée par une élucidation juridique plus poussée des seuils, des frontières, des limites.

L’oppression des femmes est étroitement reliée à la logique marchande


La violence symbolique et physique contre le corps de la femme ne pourra être vaincue selon la seule volonté juridique. L’oppression des femmes est étroitement reliée à la logique marchande. Mode de production patriarcal et mode de production capitaliste ne sont pas disjoints.

Pour améliorer le système juridique, nous n’avons pas besoin de microscopes, mais de télescopes qui grossissent le lointain : c’est depuis le petit que l’on voit grand plutôt que l’inverse. Le droit détermine le domaine hors duquel le sujet ne peut s’exprimer. Il délimite les discours impossibles. À travers le droit, le pouvoir agit de façon illisible. Ainsi, subvertir un concept juridique, ce n’est pas grand-chose, mais c’est quand même dénoncer la censure du pouvoir, c’est rendre la domination plus difficile à s’exercer, c’est refuser d’être complices, de cette complicité qui oscille entre une soumission passive et une adhésion libre. Or, Lacan l’a remarquablement démontré, on n’entre pas dans le langage sans en payer le prix, qui est de produire de l’indicible. Le discours de la liberté, qui passe par l’émancipation des normes langagières, n’a de comptes à rendre qu’à la vie.

À la guerrière


« Et c’est exactement à cela que ça sert, la puissance de vos grosses fortunes : avoir le contrôle des corps déclarés subalternes. Les corps qui se taisent, qui ne racontent pas l’histoire de leur point de vue… Adèle se lève et elle se casse. Ce soir du 28 février, on n’a pas appris grand-chose qu’on ignorait sur la belle industrie du cinéma français, par contre on a appris comment ça se porte, la robe de soirée. À la guerrière. Comme on marche sur des talons hauts : comme si on allait démolir le bâtiment entier, comment on avance le dos droit et la nuque raidie de colère et les épaules ouvertes. La plus belle image en 45 ans de cérémonie… : Oui, on est les connasses, on est les humiliées, oui on n’a qu’à fermer nos gueules et manger vos coups, vous êtes les boss, vous avez le pouvoir et l’arrogance qui va avec, mais on ne restera pas assis sans rien dire. Vous n’aurez pas notre respect. On se casse… Nous n’avons aucun respect pour votre mascarade de respectabilité. Votre monde est dégueulasse. Votre amour du plus fort est morbide. Votre puissance est une puissance sinistre. Vous êtes une bande d’imbéciles funestes. Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde. » (Virginie Despentes, Libération du 29 février 2020.)
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