Révision constitutionnelle pour la Corse : l'état des incertitudes
Un haut niveau d'incertitude ....
Révision constitutionnelle pour la Corse : l’état des incertitudes
Dans l’interview qu’il a donnée depuis Nouméa le 24 juillet, le Président de la République Emmanuel Macron n’a pas évoqué le cas de la Corse, et il a annoncé une seule révision de la Constitution, relative à la Nouvelle-Calédonie. Sans surprise, cela a suscité de nombreuses réactions. 19 jours après l’adoption de la position de l’Assemblée de Corse, d’aucuns y ont vu l’assurance – ou la confirmation – que les discussions initiées au printemps 2022, dans un contexte extrêmement tendu, ne déboucheront sur rien. D’autres n’ont pas masqué leur gêne, voire une fébrilité, face à un oubli qui ne pourrait être que volontaire. C’est l’occasion de revenir sur la délibération adoptée le 5 juillet par l’Assemblée de Corse, mais d’abord sur des données politiques et institutionnelles qui génèrent forcément – et depuis le début – un haut niveau d’incertitude.
On dit qu’après quatre réformes et trois décisions du Conseil constitutionnel, le statut de la Corse a atteint les limites de la Constitution, que le principe d’égalité des citoyens ne permettrait pas un degré de différenciation sensiblement supérieur à ce qu’il est aujourd’hui. C’est globalement vrai. Réviser la Constitution est un impératif si l’on veut établir des exceptions aux principes unitaires de la République. Cela concerne aussi bien le pouvoir normatif de l’Assemblée de Corse, que le statut de la langue corse ou la protection des résidents en matière d’accès à la propriété.
En théorie, c’est loin d’être inaccessible. Depuis 1958, la Constitution a été révisée 24 fois, ce qui a notamment permis à certains territoires français comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie d’exercer leur compétence jusque dans des matières telles que les douanes ou la propriété intellectuelle. La Polynésie compte désormais 22 codes de normes locales, dont un dispositif favorisant l’accès à l’emploi des résidents dans plusieurs dizaines de secteurs professionnels. Quant à la Nouvelle-Calédonie, on lui a même donné, en 1999, une citoyenneté territoriale qui fonde des discriminations encore plus substantielles en matière de droit au travail. Créer des exceptions constitutionnelles est donc parfaitement possible. Le Conseil constitutionnel a affirmé que le pouvoir constituant est souverain, et qu’il « ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ». Bien évidemment, ces exceptions sont favorisées par la distance – l’unité du droit est moins utile quand on se situe à 15000 kilomètres – mais aussi par le statut de pays et territoire d’outre-mer en droit européen.
Les directives et règlements européens n’y sont pas applicables, et les principes libéraux de l’Union – liberté de circulation des personnes, des marchandises, des capitaux, etc. – n’y font pas obstacle à des dispositifs qui favorisent les résidents. Au demeurant, il s’agit bien là de choix et de constructions politiques. Nonobstant son insularité, la Corse est considérée partie intégrante de la métropole, mais elle a bien connu un régime douanier particulier jusqu’en 1912.
Or, ces choix politiques sont conditionnés à la capacité d’atteindre un consensus suffisant, et la position d’E. Macron est ici bien fragile. La procédure de révision constitutionnelle est très exigeante, spécialement dans sa première phase, où le texte doit être voté dans les mêmes termes par les deux chambres du Parlement.
En somme, la majorité sénatoriale souvent fort critique vis-à-vis du chef de l’État– détient un pouvoir de veto.
Le gouvernement peut déposer tous les projets de loi constitutionnelle qu’il veut, mais rien n’oblige le Sénat à permettre leur adoption et donc la poursuite de la procédure. C’est dans une seconde phase que le texte est soumis soit au peuple français, soit au Parlement réuni en congrès, qui doit alors s’exprimer à la majorité des trois cinquièmes.
Déjà en 2018 et 2019, E. Macron avait soutenu des projets de révision constitutionnelle, qui portaient d’ailleurs – en partie – sur la Corse. Leur retrait avait été motivé par l’affaire Benalla et par la mobilisation des gilets jaunes, mais il ne fait guère de doute que la rétivité du Sénat était un obstacle au moins aussi consistant. Il n’y a là rien de nouveau. Dans la même situation, François Mitterrand avait lui aussi renoncé à plusieurs réformes. Il n’y a pas de raison de croire qu’Emmanuel Macron renie aujourd’hui les projets de 2018 et 2019, par exemple en ce qui concerne l’indépendance de la justice.
Toutefois, la question des chances d’adoption d’une révision constitutionnelle ne peut être esquivée. Imagine-t-on le Président imposer de longs et difficiles débats au Parlement si son échec était quasi assuré ?
En somme, un silence au sujet de la Corse ne devrait pas être surinterprété. D’une part, il n’est ni possible ni souhaitable de parler de tout dans une interview d’une demi-heure. E. Macron n’a pas plus parlé de Mayotte, où un processus de réforme institutionnelle est aussi lancé. D’autre part, considérant l’actualité nationale et internationale, il est fort possible qu’aucun arbitrage n’ait encore été opéré. Et quand bien même une position serait déjà arrêtée, était-il juste et opportun de la livrer à la télévision avant de l’avoir présentée aux élus corses ? Je ne le crois pas. Enfin, si le Président était totalement fermé aux orientations de l’Assemblée de Corse, il aurait plutôt intérêt à le faire savoir en plein été, période peu propice aux contestations.
La délibération Autonomia de l’Assemblée de Corse, adoptée par 46 voix sur 63, propose une vision certainement difficile à embrasser pour le chef de l’État, et plus encore pour la majorité sénatoriale. Elle est largement inspirée par le cas néo-calédonien, avec successivement la signature d’un accord politique reconnaissant le peuple corse, la soumission de cet accord à référendum régional, la révision de la Constitution avec la création d’un titre à part pour la Corse, et une loi organique précisant les formes de la grande autonomie de l’île. Il faut cependant noter une recherche de souplesse et de garanties à travers des évaluations précises du potentiel fiscal de l’île, de la progressivité dans les transferts de compétences, des clauses de non-régression sociale et environnementale, des mécanismes de subsidiarité, etc.
Le fait que les groupes nationalistes aient trouvé un accord – à l’exception de l’abstention de l’élue Corsica Libera –, après deux ans de brouilles et de tensions souvent illisibles, est plus significatif encore. Dans le cas contraire, les espoirs d’une réforme ambitieuse auraient certainement été plus faibles encore. Certes, le contexte de division les a logiquement encouragés à rechercher la convergence autour d’exigences très élevées. Cependant, il est plutôt normal que les acteurs politiques affirment d’abord ce qu’ils jugent bon, sans se préoccuper des indispensables compromis qui devront être ensuite trouvés. Agir autrement contrarierait leur base électorale, ce qui est d’autant plus risqué en situation de forte concurrence interne et dans la perspective d’une consultation populaire. L’unique réelle retenue concerne le thème de la citoyenneté territoriale, sachant qu’E. Macron avait affirmé n’exclure que l’indépendance et la création de deux catégories de citoyens. Même si les outremers démontrent déjà que la citoyenneté française est loin d’être indivisible, cette précaution formelle doit être relevée.
Bien sûr, les nationalistes n’ont pas le monopole de la représentation. Un quart de l’Assemblée de Corse, deux parlementaires sur six, ainsi que de nombreux élus importants ont une vision différente, fondée sur le pouvoir d’adapter la législation nationale.
Cela pose de nombreuses et essentielles problématiques – quel degré d’adaptation ? avec quelle procédure ? dans quelles matières ? etc. – mais n’en sera pas moins étudié. Quoique la proposition du groupe de droite n’ait pas été adoptée par l’Assemblée de Corse, elle sera d’autant mieux regardée qu’elle est beaucoup plus susceptible d’agréer le pouvoir central. Moins l’on s’éloigne des principes unitaires, moins l’on génère de crispations.
Le choix pourrait être soumis aux électeurs corses, à travers une consultation qui ne lierait pas les parlementaires mais les influencerait probablement. Resterait à définir la ou les questions, ce qui ne serait pas une sinécure. La délibération de l’Assemblée de Corse prévoit de consulter les électeurs sur l’accord politique trouvé avec le gouvernement, accord qui est justement loin d’être trouvé. On pourrait aussi proposer de choisir entre les deux orientations débattues à l’Assemblée de Corse. On pourrait rajouter l’option du statu quo aux deux précédentes, etc. Là aussi, l’éventail des possibilités est assez large. L’issue des discussions institutionnelles initiées au printemps dernier a donc toujours été très incertaine – et il ne saurait en être autrement au regard tant des inconnues que des enjeux – mais l’arrêt brutal de ces discussions serait aujourd’hui risqué. Il est parfaitement possible qu’E. Macron et son ministre de l’Intérieur éprouvent peu de sympathie vis-à-vis de l’idée d’autonomie.
Toutefois, ils savent aussi que le statu quo –ou une réforme minimaliste comme celle qui était envisagée en 2018 et 2019 – servirait vraisemblablement le discours et les intérêts politiques des acteurs les plus hostiles à la République française.
Andre Fazi maître de conférences en science politique à l’Universite de Corse
Dans l’interview qu’il a donnée depuis Nouméa le 24 juillet, le Président de la République Emmanuel Macron n’a pas évoqué le cas de la Corse, et il a annoncé une seule révision de la Constitution, relative à la Nouvelle-Calédonie. Sans surprise, cela a suscité de nombreuses réactions. 19 jours après l’adoption de la position de l’Assemblée de Corse, d’aucuns y ont vu l’assurance – ou la confirmation – que les discussions initiées au printemps 2022, dans un contexte extrêmement tendu, ne déboucheront sur rien. D’autres n’ont pas masqué leur gêne, voire une fébrilité, face à un oubli qui ne pourrait être que volontaire. C’est l’occasion de revenir sur la délibération adoptée le 5 juillet par l’Assemblée de Corse, mais d’abord sur des données politiques et institutionnelles qui génèrent forcément – et depuis le début – un haut niveau d’incertitude.
On dit qu’après quatre réformes et trois décisions du Conseil constitutionnel, le statut de la Corse a atteint les limites de la Constitution, que le principe d’égalité des citoyens ne permettrait pas un degré de différenciation sensiblement supérieur à ce qu’il est aujourd’hui. C’est globalement vrai. Réviser la Constitution est un impératif si l’on veut établir des exceptions aux principes unitaires de la République. Cela concerne aussi bien le pouvoir normatif de l’Assemblée de Corse, que le statut de la langue corse ou la protection des résidents en matière d’accès à la propriété.
En théorie, c’est loin d’être inaccessible. Depuis 1958, la Constitution a été révisée 24 fois, ce qui a notamment permis à certains territoires français comme la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie d’exercer leur compétence jusque dans des matières telles que les douanes ou la propriété intellectuelle. La Polynésie compte désormais 22 codes de normes locales, dont un dispositif favorisant l’accès à l’emploi des résidents dans plusieurs dizaines de secteurs professionnels. Quant à la Nouvelle-Calédonie, on lui a même donné, en 1999, une citoyenneté territoriale qui fonde des discriminations encore plus substantielles en matière de droit au travail. Créer des exceptions constitutionnelles est donc parfaitement possible. Le Conseil constitutionnel a affirmé que le pouvoir constituant est souverain, et qu’il « ne tient ni de l’article 61, ni de l’article 89, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle ». Bien évidemment, ces exceptions sont favorisées par la distance – l’unité du droit est moins utile quand on se situe à 15000 kilomètres – mais aussi par le statut de pays et territoire d’outre-mer en droit européen.
Les directives et règlements européens n’y sont pas applicables, et les principes libéraux de l’Union – liberté de circulation des personnes, des marchandises, des capitaux, etc. – n’y font pas obstacle à des dispositifs qui favorisent les résidents. Au demeurant, il s’agit bien là de choix et de constructions politiques. Nonobstant son insularité, la Corse est considérée partie intégrante de la métropole, mais elle a bien connu un régime douanier particulier jusqu’en 1912.
Or, ces choix politiques sont conditionnés à la capacité d’atteindre un consensus suffisant, et la position d’E. Macron est ici bien fragile. La procédure de révision constitutionnelle est très exigeante, spécialement dans sa première phase, où le texte doit être voté dans les mêmes termes par les deux chambres du Parlement.
En somme, la majorité sénatoriale souvent fort critique vis-à-vis du chef de l’État– détient un pouvoir de veto.
Le gouvernement peut déposer tous les projets de loi constitutionnelle qu’il veut, mais rien n’oblige le Sénat à permettre leur adoption et donc la poursuite de la procédure. C’est dans une seconde phase que le texte est soumis soit au peuple français, soit au Parlement réuni en congrès, qui doit alors s’exprimer à la majorité des trois cinquièmes.
Déjà en 2018 et 2019, E. Macron avait soutenu des projets de révision constitutionnelle, qui portaient d’ailleurs – en partie – sur la Corse. Leur retrait avait été motivé par l’affaire Benalla et par la mobilisation des gilets jaunes, mais il ne fait guère de doute que la rétivité du Sénat était un obstacle au moins aussi consistant. Il n’y a là rien de nouveau. Dans la même situation, François Mitterrand avait lui aussi renoncé à plusieurs réformes. Il n’y a pas de raison de croire qu’Emmanuel Macron renie aujourd’hui les projets de 2018 et 2019, par exemple en ce qui concerne l’indépendance de la justice.
Toutefois, la question des chances d’adoption d’une révision constitutionnelle ne peut être esquivée. Imagine-t-on le Président imposer de longs et difficiles débats au Parlement si son échec était quasi assuré ?
En somme, un silence au sujet de la Corse ne devrait pas être surinterprété. D’une part, il n’est ni possible ni souhaitable de parler de tout dans une interview d’une demi-heure. E. Macron n’a pas plus parlé de Mayotte, où un processus de réforme institutionnelle est aussi lancé. D’autre part, considérant l’actualité nationale et internationale, il est fort possible qu’aucun arbitrage n’ait encore été opéré. Et quand bien même une position serait déjà arrêtée, était-il juste et opportun de la livrer à la télévision avant de l’avoir présentée aux élus corses ? Je ne le crois pas. Enfin, si le Président était totalement fermé aux orientations de l’Assemblée de Corse, il aurait plutôt intérêt à le faire savoir en plein été, période peu propice aux contestations.
La délibération Autonomia de l’Assemblée de Corse, adoptée par 46 voix sur 63, propose une vision certainement difficile à embrasser pour le chef de l’État, et plus encore pour la majorité sénatoriale. Elle est largement inspirée par le cas néo-calédonien, avec successivement la signature d’un accord politique reconnaissant le peuple corse, la soumission de cet accord à référendum régional, la révision de la Constitution avec la création d’un titre à part pour la Corse, et une loi organique précisant les formes de la grande autonomie de l’île. Il faut cependant noter une recherche de souplesse et de garanties à travers des évaluations précises du potentiel fiscal de l’île, de la progressivité dans les transferts de compétences, des clauses de non-régression sociale et environnementale, des mécanismes de subsidiarité, etc.
Le fait que les groupes nationalistes aient trouvé un accord – à l’exception de l’abstention de l’élue Corsica Libera –, après deux ans de brouilles et de tensions souvent illisibles, est plus significatif encore. Dans le cas contraire, les espoirs d’une réforme ambitieuse auraient certainement été plus faibles encore. Certes, le contexte de division les a logiquement encouragés à rechercher la convergence autour d’exigences très élevées. Cependant, il est plutôt normal que les acteurs politiques affirment d’abord ce qu’ils jugent bon, sans se préoccuper des indispensables compromis qui devront être ensuite trouvés. Agir autrement contrarierait leur base électorale, ce qui est d’autant plus risqué en situation de forte concurrence interne et dans la perspective d’une consultation populaire. L’unique réelle retenue concerne le thème de la citoyenneté territoriale, sachant qu’E. Macron avait affirmé n’exclure que l’indépendance et la création de deux catégories de citoyens. Même si les outremers démontrent déjà que la citoyenneté française est loin d’être indivisible, cette précaution formelle doit être relevée.
Bien sûr, les nationalistes n’ont pas le monopole de la représentation. Un quart de l’Assemblée de Corse, deux parlementaires sur six, ainsi que de nombreux élus importants ont une vision différente, fondée sur le pouvoir d’adapter la législation nationale.
Cela pose de nombreuses et essentielles problématiques – quel degré d’adaptation ? avec quelle procédure ? dans quelles matières ? etc. – mais n’en sera pas moins étudié. Quoique la proposition du groupe de droite n’ait pas été adoptée par l’Assemblée de Corse, elle sera d’autant mieux regardée qu’elle est beaucoup plus susceptible d’agréer le pouvoir central. Moins l’on s’éloigne des principes unitaires, moins l’on génère de crispations.
Le choix pourrait être soumis aux électeurs corses, à travers une consultation qui ne lierait pas les parlementaires mais les influencerait probablement. Resterait à définir la ou les questions, ce qui ne serait pas une sinécure. La délibération de l’Assemblée de Corse prévoit de consulter les électeurs sur l’accord politique trouvé avec le gouvernement, accord qui est justement loin d’être trouvé. On pourrait aussi proposer de choisir entre les deux orientations débattues à l’Assemblée de Corse. On pourrait rajouter l’option du statu quo aux deux précédentes, etc. Là aussi, l’éventail des possibilités est assez large. L’issue des discussions institutionnelles initiées au printemps dernier a donc toujours été très incertaine – et il ne saurait en être autrement au regard tant des inconnues que des enjeux – mais l’arrêt brutal de ces discussions serait aujourd’hui risqué. Il est parfaitement possible qu’E. Macron et son ministre de l’Intérieur éprouvent peu de sympathie vis-à-vis de l’idée d’autonomie.
Toutefois, ils savent aussi que le statu quo –ou une réforme minimaliste comme celle qui était envisagée en 2018 et 2019 – servirait vraisemblablement le discours et les intérêts politiques des acteurs les plus hostiles à la République française.
Andre Fazi maître de conférences en science politique à l’Universite de Corse