Ghjuncaghju : avis défavorable du Conseil national de protection de la nature
Bonne nouvelle pour les défenseurs de l'environement et plus particulièrement pour le collectif Tavignanu Vivu
Ghjuncaghju : avis défavorable du Conseil national de protection de la nature
Bonne nouvelle pour les défenseurs de l’environnement et plus particulièrement pour le collectif Tavignanu Vivu : le 25 septembre dernier, le CNPN (Conseil national de protection de la nature) a rendu un avis défavorable concernant le Projet de centre d’enfouissement de Ghjuncaghju. Ci-dessous l’intégralité de l’avis (source Tavignanu Vivu et U Levante).
Contexte
Le projet est porté par la SARL Oriente Environnement et propose la création d’une ISDND (Installation de stockage de déchets non dangereux) pour des déchets ménagers non valorisables de 2,1 millions de m³ et pour des terres amiantifères 750 000 m³. Avec une emprise globale de 35 hectares, il se situe pour trois de ces quatre côtés dans un large méandre du fleuve Tavignano qui fait l’objet d’un site Natura 2000 et d’une trame turquoise (verte et bleue). Ce projet est très contesté localement pour différentes raisons : pour l’OEC (Office de l’Environnement de la Corse), il est vraiment très proche d’une zone d’exclusion d’enfouissement, sinon sur une zone d’enjeux environnementaux forts et connus (la zone d’ISDND se situe dans la seconde zone) ; pour la Chambre d’agriculture de Haute-Corse et le SRADDET (Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires), le projet se situe dans un espace stratégique agricole (ESA) du PADDUC (Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse) ; la commune concernée, Giuncaggio et les communes voisines d’Antisanti, de Piedicorte di Gaggio, de Casevecchie se sont prononcées contre ce projet ; 4) le projet a suscité localement la création locale d’un collectif d’habitants (« Tavignanu Vivu » ou « pour le Tavignane vivant ») ; 5) le Préfet de région avait refusé le dossier en 2020, mais cette décision a été annulée par la suite par le tribunal administratif de Marseille. Enfin, la DREAL (Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement) et le CSRPN (Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel) concernés ont soulevé beaucoup de problèmes dans leur avis.
Raison impérative d’intérêt public majeur
Le fondement de ce dossier, à savoir le besoin de créer des ISDND en Corse, n’est pas contestable. Par contre, l’intérêt public majeur du projet mérite d’être discuté ici, notamment au vu des omissions dans le dossier des autres ISDND en service et en construction sur l’île, à savoir Viggianello (Corse du Sud) – 58 000 tonnes de déchets résiduels par an (ordures ménagères et tout-venant) et Prunelli di Fium’orbu (Haute-Corse) – 45 000 t/ an. En outre, un autre projet a été validé en Haute-Corse et entrera prochainement en phase de construction, à savoir le projet de Monte (100 000 t/an). De plus, le plan de prévention de gestion des déchets non dangereux (PPGDND) de Corse prévoit trois secteurs d’ISDND (Nord, Ouest et Sud). Ici c’est le projet Nord. Au vu de ces sites actifs et prévus dans les secteurs Sud et Nord, c’est plutôt dans le secteur Ouest que le besoin d’ISDND est grand, surtout qu’il inclut Ajaccio et les communes voisines en pleine urbanisation. Coté chiffres, la Corse produit actuellement 160 000 tonnes de déchets par an. Cependant, ce PPGDND prévoit l’application des lois récentes sur la croissance verte et sur l’économie circulaire et donc programme une réduction de cette production à 110 000 tonnes par an entre 2025 et 2034, puis à moins de 50 000 tonnes après 2035. Enfin, le dimensionnement de ce projet n’est jamais discuté, notamment au regard de l’équilibre à trouver avec les impacts sur la biodiversité. Toutes ces informations manquent cruellement à ce dossier, ce qui est fort regrettable ici, car elles changent notablement le cadre d’évaluation de cette RIIPM (raison impérative d'intérêt public majeur). Cette condition d’octroi est donc clairement remise en cause ici à la lumière de ces nouvelles informations.
Absence de solution alternative satisfaisante
La présentation de cette partie est vraiment trop rapidement considérée (1 seule page), et ce dossier ne présente qu’une seule solution (celle dont le porteur est propriétaire). Cette situation est rédhibitoire pour le CNPN qui s’attend à une présentation claire de différentes solutions équivalentes et faisables techniquement, puis à une démonstration du choix de la solution la moins impactante selon une analyse multicritère intégrant la biodiversité. De plus, l’espace entre l’ISDND et le fleuve Tavignano n’est pas suffisant pour gérer d’éventuelles fuites ou pollutions. Plus grave, la localisation du projet est également inadaptée au niveau hydrogéologique (pas de garantie de confinement sur long terme, zone clairement connue comme instable, fortes présomptions d’eaux souterraines traversant le méandre et risquant de polluer ce fleuve). L’analyse hydrogéologique détaillée du site est vraiment trop peu étudiée pour être convaincante. Il faut signaler que les captages d’eau potable et d’eau agricole de toute la région sont situés en aval du projet (plusieurs IGP et AOP locaux en dépendent). Enfin, ce site est assez excentré du secteur Nord (Bastia est à 100km du site), ce qui pose des problèmes d’émission de CO2 et de GES (gaz à effet de serre) associés au trafic attendu de 68 poids lourds en moyenne par jour (donc 136 passages de camions par jour). Devant tous ces manquements, le CNPN considère que cette condition d’octroi n’est pas respectée.
Nuisance aux populations des espèces à enjeux
Ce site est situé à la toute proximité (dans le Tavignano) de la seule zone de reproduction (frayère) en Corse de l’alose feinte du Rhône. L’absence de garantie totale de confinement sur le long terme, l’instabilité reconnue de la zone, les fortes présomptions d’eaux souterraines traversant le méandre sont associées à un trop fort risque de nuisance sur les populations d’aloses, dont l’intérêt patrimonial est reconnu comme très fort et le statut UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) indique un état actuel vulnérable (VU). Ce risque est de nature à nuire aux populations locales et donc à modifier notablement leur aire de répartition. Parmi les poissons, il faut aussi noter la présence de l’anguille, dont l’intérêt patrimonial est reconnu comme fort et un statut UICN indiquant un état actuel de danger critique d’extinction (CR). Parmi les reptiles, la superposition spatiale du phyllodactyle d’Europe et des installations 4 et 5 est surprenante, car elle ne fait pas l’objet d’évitement ou d’une description détaillée du balisage de cette espèce mobile. Menacer cette population correspond aussi à couper une fonctionnalité écologique dans cette vallée pour cette espèce. Là encore, le CNPN estime que cette condition d’octroi n’est pas atteinte. Finalement, les trois conditions pour déroger à la protection stricte des espèces ne sont pas respectées ce qui fragilise grandement le projet et le rend inconcevable en l’état. Le besoin de créer des ISDND en Corse est justifié, mais pas dans ce secteur (mais plutôt justifié dans le secteur Ouest), pas sans avoir réalisé un bilan des ISDND de l’île, ni considéré d’autres solutions alternatives, et sans nuire à plusieurs populations d’espèces de fort intérêt patrimonial et reconnus par l’UICN comme menacées.
Réalisation des inventaires
Les inventaires souffrent de trois problèmes majeurs. 1) les inventaires de 2015 dépassent nettement la durée de validité de 5 ans des données naturalistes reconnue par le CNPN et le Ministère de la transition écologique et solidaire. Ainsi, l’effort d’inventaires est insuffisant pour plusieurs groupes taxonomiques (deux nuits pour les chiroptères, un jour pour les amphibiens ou les autres mammifères, deux jours pour reptiles, ou encore deux jours en 2015 pour la faune benthique et les poissons (dont l’alose et l’anguille).
2) Plusieurs témoignages locaux, ainsi que les images satellitaires montrent clairement la réalisation sur une partie du site de travaux de terrassement et de défrichement importants qui ont eu lieu quelques jours avant les inventaires : ce point explique sûrement pourquoi seulement huit espèces d’oiseaux protégés ont été observées sur le site, résultat vraiment très étonnant dans cette vallée relativement préservée et assez forestière. 3) Plusieurs confusions taxonomiques et imprécisions parsèment le dossier. Par exemple, les petits et grands murins sont deux espèces absentes de Corse, à l’issue d’une révision taxonomique de plus de 20 ans. Pour ce groupe, aucun détail sur le protocole d’écoute ou la justification des sites d’écoute ne sont présentés. Le dossier indique (p162) que plusieurs individus de Tortues d’Hermann ont été observés sur le site, alors que le reste du dossier précise l’absence de cette espèce. Cette espèce est pourtant signalée comme présente sur le site dans plusieurs bases de données nationales. Ces insuffisances incitent au doute à la fois sur les espèces recensées, sur l’effort d’échantillonnage et sur sa qualité. L’évaluation des impacts est aussi critiquable avec plusieurs sous-évaluations, comme par exemple celle concernant le phyllodactyle d’Europe, dont l’enjeu ne doit pas être considéré comme faible, mais plutôt comme fort, donc deux catégories supérieures d’enjeux. Pour les impacts cumulés, toutes les espèces impactées par les projets voisins ne sont pas indiquées ici, ce qui empêche l’identification des espèces (et des habitats) supportant un impact cumulé.
Séquence ERC
Le projet présente des mesures sans distinctions entre évitement et réduction, puis entre compensation et accompagnement, ce qui rend cette partie assez confuse. Les mesures proposées sont assez classiques, mais manquent souvent de pertinence écologique. Voici quelques exemples : l’ajout proposé de trois nichoirs à chiroptères sans explications sur la pertinence écologique de leur emplacement, alors que quatorze espèces seront impactées ; l’ajout proposé d’hôtels à insectes et de ruches, alors que ces abeilles domestiques apporteront inévitablement une compétition pour l’accès aux fleurs avec les pollinisateurs sauvages locaux et sachant qu’une espèce domestique n’a jamais remplacé la diversité fonctionnelle des espèces locales. Le tout, sans qu’une réduction locale de la pollinisation n’ait été mise en évidence précédemment. Le calcul du ratio de compensation est absent du dossier ; l’issue de ce calcul parvient à une valeur de 1 pour 1 malgré les différentes valeurs sur les critères identifiés pour les groupes taxonomiques. Le calcul de ce ratio doit être réalisé espèce par espèce et ne doit pas porter sur des groupes taxonomiques entiers comme c’est le cas ici. Enfin, aucune méthode de sélection des sites de compensation n’est présentée, laissant supposer que le seul critère ayant prévalu est la propriété foncière du porteur. Un autre site de compensation est situé en aval du site et sera ainsi potentiellement exposé aux risques de pollution de l’ISDND, ce qui en réduirait l’efficacité écologique. Cette compensation sur 30 ans (par promesse d’ORE à ce stade) ne garantit pas non plus l’absence d’extensions des ISDND après cette période. Conclusion, les trois conditions d’octroi sont notablement contestées ici : les inventaires sont à revoir comme l’évaluation des impacts ; l’application de la séquence ERC est à clarifier et à largement compléter et corriger ; la compensation est maladroite, sans justification ni garantie.
Avis défavorable
Le CNPN émet donc un avis défavorable à cette demande de dérogation. Il incite à l’abandon de ce projet d’ISDND dans cette zone, et à la recherche d’un site alternatif plutôt dans le secteur ouest de l’île en accord avec le PPGDND (Plan de Prévention et de Gestion des Déchets Non Dangereux) et différentes stratégies régionales : SRADDET (Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires), PADDUC (Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse) zone d’exclusion d’enfouissement).
Collectif Tavignanu Vivu : « Le combat n'est pas terminé »
Le collectif Tavignanu Vivu (association loi 1901) a été créé en janvier 2016 par des habitants de la vallée du Tavignanu pour lutter contre l’implantation d’un centre d’enfouissement de déchets sur la commune de Ghjuncaghju en bordure du fleuve. Il est soutenu par une quarantaine d’associations (dont U Levante), de partis politiques, d’élus, de syndicats, de collectivités et d’institutions. Au-delà de cette lutte première, le collectif a aussi pour but de : protéger, conserver et restaurer les espaces, ressources, milieux et habitats naturels ; lutter contre les pollutions et nuisances ; défendre les intérêts et la santé de la population ; sensibiliser au respect de l’environnement ; exercer son action sur toute la vallée du Tavignanu et en Plaine Orientale. Le collectif a accueilli avec satisfaction l’avis du CNPN (Conseil national de protection de la nature) mais reste prudent et mobilisé. Il a communiqué sur les réseaux sociaux : « Excellente nouvelle ! le Conseil National de la Protection de la Nature a émis un avis défavorable à la demande de dérogation à la destruction d'espèces protégées faite par Oriente Environnement. Cette dérogation est nécessaire pour l'autorisation définitive du projet de centres d'enfouissement à Giuncaggiu. Il reste au Préfet à statuer sur la dérogation par arrêté préfectoral (AP). Même si l'AP ne donne pas la dérogation, ce que nous espérons, la société Oriente Environnement peut l'attaquer en justice. Le combat n'est pas terminé : restons mobilisés ! » Plus d’infos : https://www.tavignanuvivu.com/