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« Chumbo », une œuvre de Matthias Lehmann d’une extraordinaire percutance.

« BD à Bastia » invitation au Brésil
Les années de plomb dans « Chumbo »


« Chumbo », une œuvre de Matthias Lehmann d’une extraordinaire percutance. Sept décennies d’un pays en proie à de constants bouleversements : dictature, démocratie retrouvée. « Chumbo », roman graphique extraordinaire de vie… malgré tout. Beauté du trait, intensité du ton !




Dans son œuvre audacieuse "Chumbo", Matthias Lehmann tisse une épopée traversant sept décennies d'évolution brésilienne, vue à travers les vicissitudes de la famille Wallace. Mariant habilement réalité et invention, il peint un tableau du Brésil, déchiré par ses paradoxes, ses effervescences, et par une scène politique en ébullition. Par le prisme des trajectoires variées de ses protagonistes, Lehmann explore avec finesse les thèmes de l'identité, de la stratification sociale et de la ténacité dans un contexte en constante évolution, invitant à une plongée dans l'âme d'un Brésil où s'entrelacent le personnel et le collectif, les zones d'ombre et de lumière.

Le titre "Chumbo" fait écho aux "années de plomb", symbole des épreuves sous la dictature militaire, et infuse l'ensemble de l'œuvre des thèmes de l'oppression et de la quête de liberté, reflétant les aspirations à la justice dans un Brésil tumultueux.
Le récit se centre autour d'Oswaldo Wallace, patriarche austère, et de ses fils Severino, l'esprit insurgé, et Ramires, le conservateur, avec Maria-Augusta incarnant la condition féminine traditionnelle, tous reflétant les soubresauts du Brésil. Lehmann, sans concession, met en scène une société brésilienne où le destin individuel est un miroir des turbulences nationales, soulignant les dichotomies et conflits internes de cette nation.
Puisant dans l'héritage familial pour enrichir son récit, Lehmann mêle fiction et vérité autobiographique, offrant une œuvre d'une profondeur personnelle remarquable, qui souligne l'inextricabilité des destinées individuelles et de l'Histoire collective.

Engagé dans une recherche historique rigoureuse, Lehmann a consacré plus de trois ans à étudier les dynamiques socio-politiques brésiliennes de 1937 à 2003, ancrant son histoire dans une réalité historique tangible tout en déroulant le fil de son récit familial imaginaire sur cette toile de fond, dans une quête d'un Brésil authentique et complexe.

Son style de dessin est composé par des hachures encrées intenses et un style rappelant Robert Crumb (bédéiste underground américain des années 1960). Ce trait spontané et vif enrichit la narration en capturant avec acuité la complexité de ses personnages, renforçant l'immersion dans le récit.
Lehmann reconstitue avec minutie Belo Horizonte et ses environs, offrant une scène vivante à son histoire, et plonge dans le riche héritage culturel brésilien, intégrant la littérature, l'art, et surtout la musique, dans une célébration de la diversité culturelle du Brésil.
Il emploie un rythme et une structure narrative qui capturent l'ampleur de l'histoire brésilienne et la complexité des liens familiaux, alternant entre intimisme et événements historiques majeurs, pour une exploration profonde des transformations sociales et politiques du pays. La structure de ses planches est tantôt traditionnellement alignée et tantôt les cases sont explosées comme des convulsions organiques de l’Histoire.
L'insertion de coupures de journaux fictives ou réelles et d’affiches fournit des repères temporels, enrichissant l'immersion dans les diverses époques du Brésil et soulignant la relation entre l'histoire personnelle des personnages et la grande Histoire.

Enfin, Lehmann a souligné lors de la présentation de son livre à Bastia, la réalité des conditions de travail artistiques, se positionnant comme un "travailleur de l'art" confronté aux incertitudes économiques, interrogeant ainsi les idéalisations du métier d'artiste.

Michèle Acquaviva-Pache

ENTRETIEN AVEC MATTHIAS LEHMANN


Lors de la présentation de « Chumbo » à Una Volta vous avez employé l’expression de « travailleur de l’art » pour vous désigner. Pouvez-vous approfondir cette notion ?
En tant qu’auteurs de BD nos revenus sont ponctuels et variables. Entre deux parutions nous ne touchons pas le chômage et nous sommes condamnés à la précarité. Le public ignore que nous n’avons pas de sécurité financière. En ce moment un texte de loi circule pour que réalisateurs, écrivains, plasticiens, bédéistes soient intégrés à l’UNEDIC. Ce texte nous le soutenons. Une tribune est parue en ce sens dans « Le Monde ». Il y a quelques années Bruno Racine, ancien président de la BNF, interpelait déjà sur la paupérisation des auteurs de BD. Cette situation qui perdure est d’autant plus incompréhensible que les maisons d’édition de bandes dessinées se portent bien…


Vous vous êtes énormément documenté pour écrire « Chumbo ». N’avez-vous eu pas peur à un moment d’être englouti dans cette documentation ?
Tout à fait… La liste des bouquins à commander en particulier à la librairie portugaise de Paris, qui m’ouvrait un fond lusophone, ne cessait de s’agrandir. Face à tant d’éléments accumulés j’ai craint d’être noyé. Je me suis dit d’être plus sélectif. Puis j’ai arrêté mes recherches car beaucoup d’ouvrages se recoupaient. J’écrivais une fiction et je me suis aperçu au bout du compte que je n’avais pas besoin de plus de 5% de cette documentation historique.

Quelles sont les séquences de « Chumbo » qui vous ont été les plus difficiles à dessiner, à mettre en scène ?
Tout a été difficile… Surtout les séquences qui pouvaient paraitre monotones car n’apparaissait qu’un personnage. Pour la mise en scène celle où il est question de la torture était compliquée… Comment en montrant la torture ne pas tomber dans le piège de la complaisance ? J’ai résolu le problème en dessinant un tortionnaire en chef donnant des leçons à ses subordonnés. Cela m’a permis une certaine distance. Délicat également le dernier chapitre où mon personnage principal le journaliste, Severino, devenu un grand écrivain est l’objet à sa mort d’une statue coulée dans le bronze. Cette statue signifie la transmission indispensable de l’histoire, mais simultanément elle pouvait le statufier alors qu’il était très éloigné de ce genre d’apologie à sa personne.


Quelles sont les séquences qui vous ont été le plus gratifiantes à dessiner ?
J’ai eu beaucoup de plaisir à dessiner les séquences où Severino se trouve dans la campagne luxuriante du Minas Gerais avant de rejoindre un groupe de guérilleros.

Tout au long de ces 70 ans d’histoire du Brésil comment avez-vous réparti les rôles entre vos personnages ?
J’ai essentiellement suivi les itinéraires de deux frères – Severino et Ramires – inspirés de mes deux oncles maternels. Le premier est celui qui refuse la dictature des militaires, le deuxième est du côté de la réaction, des combines à deux balles, en outre il tape toute sa famille quand il perd au jeu. Leur père un sale type, qui exploite ses mineurs, je l’ai imaginé à partir de mon grand-père, mais j’ai noirci son image ! Mes tantes maternelles se retrouvent dans les sœurs de Severino et Ramires. Il y a aussi des personnages de fiction pure telle Iara, jeune rebelle romanesque. J’ai encore donné de l’importance aux personnages secondaires qui étoffent le récit en apportant de l’épaisseur. Porfiro, la brute épaisse je l’ai inventé mais dans la réalité elle a beaucoup de semblables !

Comment avez-vous marié fiction et réalité ?
J’ai suivi deux lignes conductrices : le roman familial et l’histoire du Brésil entre 1937 et 2003, qui voit le premier mandat de Lula.


Pendant toutes ces années où « Chumbo » vous a occupé dans quel état d’esprit étiez-vous ?
J’ai commencé la réalisation de la BD durant le premier confinement du COVID et l’élection de Bolsonaro. La période était bizarre, elle m’a coupé du monde et permis de m’immerger dans « Chumbo ». Bolsonaro c’était un véritable retour en arrière avec son révisionnisme intégral et son action pour blanchir les tortionnaires dont le colonel Ulstra, qui avait torturé Dilma Rousseff, jeune militante pro démocratie, et qui devint présidente après Lula, présidente destituée au cours d’accusations de ses ennemis de la réaction brésilienne.


Les personnages féminins, qui racontent beaucoup sur le Brésil, se sont-ils imposés d’emblée. Je cite : la mère dévouée corps et âmes à ses enfants, la sœur pieuse, la sœur militante, la petite dernière qui doit trouver une place dans sa famille ?
Elles sont plus ou moins proches de mes tantes et de ma grand-mère. Comme Adelia, bigote réactionnaire au début elles évoluent : Adelia finit par rejoindre le catholicisme de gauche… Au Brésil des femmes de toutes convictions ont remué ciel et terre pour retrouver les enfants que la dictature avait fait disparaitre.


« Chumbo » est paru en France puis au Brésil ? Comment vous êtes -vous senti alors ? Soulagé ? Angoissé ?
A la parution en France j’ai été soulagé. Après trois ans et demi de travail je n’en pouvais plus. Au sujet du Brésil je me posais un problème de légitimité en tant que franco-brésilien, donc pas complétement brésilien…Là, le livre a été bien reçu par la gauche et des historiens ont avalisé le contenu et la portée du livre. A l’opposé les partisans de Bolsonaro ont déversé un torrent d’injures sur « Chumbo » !... Normal ! Ordinaire des choses !

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
J’illustre une douzaine de panneaux pour la station de métro Villejuif dans le cadre d’une commande publique.

Propos recueillis par M. A-P
















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