Voter par correspondance : pourquoi pas ?
La classe politique corse doit-elle se ranger aux cotés des opposants à un retour au vote par correspondance ? Rien n'est moins sûr.
Voter par correspondance : pourquoi pas ?
La classe politique corse doit-elle se ranger aux côtés des opposants à un retour au vote par correspondance ? Rien n’est moins sûr.
La Covid-19 impose de plus en plus sa loi à la démocratie.
Ainsi, ces derniers jours, il se dessine que les élections régionales, territoriales chez nous, n’auront pas lieu en mars. L'ex-président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, a remis au Premier ministre un rapport préconisant que ces élections aient lieu au plus tôt en juin. La Covid-19 pourrait aussi pousser à une évolution de la tenue des scrutins.
En effet, depuis plusieurs mois, des parlementaires plaident pour un retour au vote par correspondance (désormais souvent aussi dénommé «vote à distance»). Il y a quelques mois, Laurent Hénart qui préside le Mouvement radical et était alors encore maire de Nancy, a écrit dans une tribune publiée par Le Journal du Dimanche : «Je rappelle que nous avions, dans le Code électoral, des dispositions pour permettre le vote par correspondance. Nous pouvons les rétablir.» Rachida Dati, François Bayrou et d’autres personnalités politiques ont les jours suivants déclaré leur soutien à cette prise de position.
Dans la foulée, au Sénat, il a été adopté une proposition de loi préconisant que dès le second tour des municipales 2020, il soit autorisé deux procurations par mandataire (au lieu d’une) et rétabli le vote par correspondance. Ces derniers jours, encouragés en ce sens par le nouveau confinement et la forte participation au scrutin présidentiel US en particulier du fait du vote par voie postale, les partisans du vote par correspondance sont repassés à l’offensive. À l’Assemblée nationale, une composante de la majorité macroniste, le Modem, a fait par de son intention de relancer une proposition de loi qu’elle avait déposée il y a quelques mois. En ce sens, à l’occasion d’une récente séances de questions aux gouvernement, un des députés de cette formation politique a déclaré qu’il était «urgent d’ouvrir le chantier du vote à distance».
Dans sa réponse à l’honorable parlementaire, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a fait part des réticences du gouvernement. Il a fait valoir que le vote physique accompli «librement dans un isoloir» était une garantie contre le vote soumis à «l’influence d’un tiers» et au «poids communautaire».
Il s’est ainsi inscrit dans la continuité de son prédécesseur.
En effet, alors qu’il était encore le locataire de la Place Beauvau, Christophe Castaner avait rappelé que la suppression du vote par correspondance avait été décidée parce qu'il « prêtait à manipulation ». Les ministres de l’Intérieur d’aujourd’hui se sont donc globalement appuyé sur l’argumentation qui avait conduit à la suppression du vote par correspondance en 1975. Cette année-là, le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski avait invoqué les nécessités de mettre fin à des pratiques frauduleuses telles que le «bourrage d’urnes», les «faux émargements», «l’envoi par le maire des bulletins d’une seule liste : celle qu’il conduisait»…
Les partisans du vote par correspondance rejettent ces réticences. Ils estiment que les moyens de sécurisation sont aujourd’hui fiables, y compris aux USA.
Avant de se prononcer mordicus…
Chez nous, prendre en compte l’histoire électorale conduirait plutôt à soutenir les prises de position des ministres de l’Intérieur.
En 1967, que 26 000 votes par correspondance aient représenté 14 % des inscrits et plus d'un quart des votants, a fait planer un fort soupçon de fraude à l’occasion des élections législatives.
En 1968, le Conseil constitutionnel a annulé le scrutin législatif de la circonscription de Bastia pour recours massif au vote par correspondance et implication d’électeurs fictifs.
Enfin, le politologue Jean-Louis Briquet, directeur de recherche au CNRS, a détaillé les pratiques déplorables que favorisait le vote par correspondance, en soulignant qu’elles allaient crescendo «des moins irrégulières (envoi du matériel de vote à des électeurs amis, avec le bulletin de vote au nom du candidat et une enveloppe recommandée affranchie), aux plus frauduleuses (falsification des documents afin de faire voter des électeurs fantômes qui n'ont plus de contacts depuis longtemps avec la commune, mais sont demeurés inscrits sur les listes électorales).»
La classe politique corse doit-elle cependant se ranger aux côtés des opposants à un retour au vote par correspondance ?
Rien n’est moins sûr même si le passé ne plaide pas en faveur de ce dernier.
D’abord, il n’est pas évident que le vote physique et le vote par procuration soient des «garanties or» de sincérité des scrutins. Maire de Corte au début des années 1970, Michel Pierucci avait pertinemment mis en exergue que le vote physique étaient lui aussi à la merci de manœuvres manipulatrices ou frauduleuses : «Il y a les procès-verbaux falsifiés, les listes truquées, tout ce qui entoure le système de vote en Corse, sans compter les pressions de toutes sortes qui créent, pendant les élections, un climat anormal au sein duquel l'électeur est loin de se sentir libre.»
Ensuite, il convient de reconnaître que de nombreux Corses, contraints de s'expatrier pour trouver un emploi, tiennent à participer aux élections dans leur commune d'origine et que du fait de la difficulté de plus en plus grande de trouver un porteur de procuration, le vote par correspondance représente un solution (n’est-elle d’ailleurs pas mise à la disposition des Français expatriés ?).
Enfin, il est avéré que la fameuse «prime au sortant s’appuie beaucoup sur la plus grande possibilité pour les élus en place de « conseiller » certains électeurs, et sur la latitude d’avoir une connaissance immédiate et affinée des listes électorales, de l’évolution du nombre de votes par procuration et de la coloration politique probable de ces derniers.
Tout cela devrait peut-être conduire, avant de se prononcer mordicus pour ou contre le vote par correspondance, à méditer sur le fait que tout en ayant énoncé à juste titre que «Le vote par correspondance en Corse a donné à la fraude électorale un caractère massif», Jean-Louis Briquet a fait remarquer que les affaires de fraude n'ont pas disparu avec le vote par correspondance et ajouté : «En revenir à ce vote aujourd'hui ? Je pense que c'est possible dans la mesure où la technologie a évolué. Elle doit permettre de sécuriser aujourd'hui un vote qui était autrefois très vulnérable à la fraude.»
Certaines vérités, que l’on juge absolues, sont le résultat d’un manque de connaissance ou d’un manque d’ouverture qui nous empêche de voir autre chose que ce que nous voulons bien voir…
Pierre Corsi
La classe politique corse doit-elle se ranger aux côtés des opposants à un retour au vote par correspondance ? Rien n’est moins sûr.
La Covid-19 impose de plus en plus sa loi à la démocratie.
Ainsi, ces derniers jours, il se dessine que les élections régionales, territoriales chez nous, n’auront pas lieu en mars. L'ex-président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, a remis au Premier ministre un rapport préconisant que ces élections aient lieu au plus tôt en juin. La Covid-19 pourrait aussi pousser à une évolution de la tenue des scrutins.
En effet, depuis plusieurs mois, des parlementaires plaident pour un retour au vote par correspondance (désormais souvent aussi dénommé «vote à distance»). Il y a quelques mois, Laurent Hénart qui préside le Mouvement radical et était alors encore maire de Nancy, a écrit dans une tribune publiée par Le Journal du Dimanche : «Je rappelle que nous avions, dans le Code électoral, des dispositions pour permettre le vote par correspondance. Nous pouvons les rétablir.» Rachida Dati, François Bayrou et d’autres personnalités politiques ont les jours suivants déclaré leur soutien à cette prise de position.
Dans la foulée, au Sénat, il a été adopté une proposition de loi préconisant que dès le second tour des municipales 2020, il soit autorisé deux procurations par mandataire (au lieu d’une) et rétabli le vote par correspondance. Ces derniers jours, encouragés en ce sens par le nouveau confinement et la forte participation au scrutin présidentiel US en particulier du fait du vote par voie postale, les partisans du vote par correspondance sont repassés à l’offensive. À l’Assemblée nationale, une composante de la majorité macroniste, le Modem, a fait par de son intention de relancer une proposition de loi qu’elle avait déposée il y a quelques mois. En ce sens, à l’occasion d’une récente séances de questions aux gouvernement, un des députés de cette formation politique a déclaré qu’il était «urgent d’ouvrir le chantier du vote à distance».
Dans sa réponse à l’honorable parlementaire, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a fait part des réticences du gouvernement. Il a fait valoir que le vote physique accompli «librement dans un isoloir» était une garantie contre le vote soumis à «l’influence d’un tiers» et au «poids communautaire».
Il s’est ainsi inscrit dans la continuité de son prédécesseur.
En effet, alors qu’il était encore le locataire de la Place Beauvau, Christophe Castaner avait rappelé que la suppression du vote par correspondance avait été décidée parce qu'il « prêtait à manipulation ». Les ministres de l’Intérieur d’aujourd’hui se sont donc globalement appuyé sur l’argumentation qui avait conduit à la suppression du vote par correspondance en 1975. Cette année-là, le ministre de l’Intérieur Michel Poniatowski avait invoqué les nécessités de mettre fin à des pratiques frauduleuses telles que le «bourrage d’urnes», les «faux émargements», «l’envoi par le maire des bulletins d’une seule liste : celle qu’il conduisait»…
Les partisans du vote par correspondance rejettent ces réticences. Ils estiment que les moyens de sécurisation sont aujourd’hui fiables, y compris aux USA.
Avant de se prononcer mordicus…
Chez nous, prendre en compte l’histoire électorale conduirait plutôt à soutenir les prises de position des ministres de l’Intérieur.
En 1967, que 26 000 votes par correspondance aient représenté 14 % des inscrits et plus d'un quart des votants, a fait planer un fort soupçon de fraude à l’occasion des élections législatives.
En 1968, le Conseil constitutionnel a annulé le scrutin législatif de la circonscription de Bastia pour recours massif au vote par correspondance et implication d’électeurs fictifs.
Enfin, le politologue Jean-Louis Briquet, directeur de recherche au CNRS, a détaillé les pratiques déplorables que favorisait le vote par correspondance, en soulignant qu’elles allaient crescendo «des moins irrégulières (envoi du matériel de vote à des électeurs amis, avec le bulletin de vote au nom du candidat et une enveloppe recommandée affranchie), aux plus frauduleuses (falsification des documents afin de faire voter des électeurs fantômes qui n'ont plus de contacts depuis longtemps avec la commune, mais sont demeurés inscrits sur les listes électorales).»
La classe politique corse doit-elle cependant se ranger aux côtés des opposants à un retour au vote par correspondance ?
Rien n’est moins sûr même si le passé ne plaide pas en faveur de ce dernier.
D’abord, il n’est pas évident que le vote physique et le vote par procuration soient des «garanties or» de sincérité des scrutins. Maire de Corte au début des années 1970, Michel Pierucci avait pertinemment mis en exergue que le vote physique étaient lui aussi à la merci de manœuvres manipulatrices ou frauduleuses : «Il y a les procès-verbaux falsifiés, les listes truquées, tout ce qui entoure le système de vote en Corse, sans compter les pressions de toutes sortes qui créent, pendant les élections, un climat anormal au sein duquel l'électeur est loin de se sentir libre.»
Ensuite, il convient de reconnaître que de nombreux Corses, contraints de s'expatrier pour trouver un emploi, tiennent à participer aux élections dans leur commune d'origine et que du fait de la difficulté de plus en plus grande de trouver un porteur de procuration, le vote par correspondance représente un solution (n’est-elle d’ailleurs pas mise à la disposition des Français expatriés ?).
Enfin, il est avéré que la fameuse «prime au sortant s’appuie beaucoup sur la plus grande possibilité pour les élus en place de « conseiller » certains électeurs, et sur la latitude d’avoir une connaissance immédiate et affinée des listes électorales, de l’évolution du nombre de votes par procuration et de la coloration politique probable de ces derniers.
Tout cela devrait peut-être conduire, avant de se prononcer mordicus pour ou contre le vote par correspondance, à méditer sur le fait que tout en ayant énoncé à juste titre que «Le vote par correspondance en Corse a donné à la fraude électorale un caractère massif», Jean-Louis Briquet a fait remarquer que les affaires de fraude n'ont pas disparu avec le vote par correspondance et ajouté : «En revenir à ce vote aujourd'hui ? Je pense que c'est possible dans la mesure où la technologie a évolué. Elle doit permettre de sécuriser aujourd'hui un vote qui était autrefois très vulnérable à la fraude.»
Certaines vérités, que l’on juge absolues, sont le résultat d’un manque de connaissance ou d’un manque d’ouverture qui nous empêche de voir autre chose que ce que nous voulons bien voir…
Pierre Corsi