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Giscard d'Estaing, un bilan sous estimé

Retour sur un personnage de la modernité française
Giscard d’Estaing, un bilan sous-estimé

Le président Giscard d’Estaing vient de s’éteindre à l’âge de 94 ans, victime du grand âge et du Covid 19. Les moins de quarante ans n’en ont évidemment aucun souvenir. Les plus âgés se souviennent d’un président moderne, mais hautain, souvent flanqué de conservateurs, mais résolument réformateur. Il fut aussi le premier des présidents de la République de la Vème à ne pas être réélu, rejoint plus tard par François Hollande et Nicolas Sarkozy.
Il restera comme l’un des grands marqueurs de la Corse moderne à la fois grâce à ses réformes, mais aussi des drames qui survinrent au début de son septennat. Retour sur un personnage de la modernité française.

Giscard, une intelligence réformatrice


Bac à quinze ans puis la résistance, et polytechnique et l’ENA avec, cerise sur le gâteau, la particule d’Estaing, emprunté à une vraie famille aristocrate, mais affichée avec cette prétention des bourgeois gentilshommes. Et au milieu, quelques faits de résistance et un véritable engagement dans l’armée de de Lattre de Tassigny récompensé par une croix de guerre. Le personnage est tout entier dans cette flamboyance, ce vrai courage et ces petites mesquineries de parvenu. Quoi qu’il en soit, il entre très jeune dans les ministères de la IVe République puis de la Ve, remarqué pour son extraordinaire capacité à synthétiser les questions du moment et à proposer des solutions.

En 1967, premier couac.
Il ose dire “oui, mais” au Général de Gaulle. Il ressent déjà les blocages de cette société française où les mutations devraient imposer des réformes pourtant interdites par un personnel politique vieillot et terriblement conservateur. Giscard ne connaît pas le peuple français réel mais il possède un flair sans pareil et il désire un destin national. Sans pudeur il reluque le costume du Général dont le déclin est déjà amorcé. Il comprend l’extraordinaire opportunité que lui offrent les évènements de mai 68 - qui n’en déplaisent aux analyses paranoïaques de la droite – ne sont aucunement un épisode révolutionnaire au sens marxiste du terme, mais l’annonce d’une mutation profonde de la société française et l’arrivée encore timide d’une mondialisation menée tambour battant par les États-Unis.
Il dit “non” en 1969 à une réforme du Sénat proposée par voie référendaire dont l’échec provoque le départ du Général de Gaulle. Lorsque le président Pompidou décède en 1974, il devient président de la République avec seulement 425 000 voix d’avance sur François Mitterrand boudé par les électeurs du Parti communiste.

Une société traditionnelle en déclin


La France dont hérite le président Giscard est une société où la classe ouvrière, au sens productiviste du terme, tend à disparaître provoquant au passage un affaissement du Parti communiste et une mutation du parti socialiste, celle dont va bénéficier François Mitterrand. C’est aussi une France qui commence à ressentir le premier choc pétrolier de 1973 et voit croître le chômage et l’inflation. Mais pour le jeune président, c’est le moment des réformes audacieuses. Il intègre dans son équipe gouvernementale Jean-Jacques Servan-Schreiber “l’Américain”, Françoise Giroud la féministe. Il perpétue la timide avancée écologiste de Georges Pompidou. Avec courage, il ouvre aux jeunes le droit de vote à dix-huit ans ; il légalise l’avortement ; il réforme le Conseil constitutionnel ; il facilite le divorce et instaure un collège unique visant à «dispenser un enseignement commun», «support de formations générales ou professionnelles ultérieures». Giscard a compris que la France ne pouvait plus continuer à vivre en vase clos et il est l’un des artisans de l’Europe moderne avec le chancelier allemand, le social-démocrate Helmut Schmidt. En France même, on retiendra qu’il fut celui qui ouvrit l’audiovisuel et permit les premières plages d’insolence comme le Petit Journal, espaces de liberté qui ne l’épargnaient pas.

Giscard et l’autorité


Le septennat de Giscard affiche bien des coins d’ombre, champ clos où se disputaient le SAC, milice du gaullisme et les hommes de Michel Poniatowski, son fidèle ministre de l’intérieur. Quelques cadavres exquis jalonnent son parcours : Jean de Broglie en décembre 1976, Robert Boulin le 30 octobre 1979. Ces assassinats témoignent de la résistance du milieu interlope gaulliste bien décidé à ne rien céder au président réformateur.
Chirac, premier ministre un temps, démissionne en 1976 pour fonder le RPR et poser la première pierre de sa pénible ascension vers les sommets du pouvoir et cela alors que les premiers attentats terroristes frappent durement la France.

L’autorité du président Giscard est aussi mise en cause en Corse.
Difficile dans ce cas précis de faire le tri entre le fantasme et la réalité. Conscient des difficultés de notre île, il y envoie Libert Bou, l’homme qui a organisé le transfert des Halles vers Rungis. Ce dernier rencontre tous les protagonistes insulaires depuis des intellectuels jusqu’aux autonomistes en passant par les représentants des partis classiques. L’échec que subira sa mission a pour cause essentielle, contrairement à ce qu’ont raconté les autonomistes, sa lucidité et son empathie pour la cause de ces derniers. J’ai eu l’occasion de rencontrer cet homme et d’échanger avec lui.
Des années plus tard, Libert Bou était encore bouleversé de ce qu’on a travesti son intention : “En déclarant que même 200.000 Corses ne parviendraient pas à changer la Constitution, je voulais signifier que les résistances au sein même de l’appareil d’état français étaient telles que la totalité de la population corse dans la rue n’aurait pas pu changer une Constitution écrite pour renforcer le centralisme jacobin.”
Le 15 mai 1975, en accord avec les élus de Corse et notamment ceux du Nord, Valéry Giscard d’Estaing promulgue la loi portant sur la réorganisation de la Corse recréant les deux départements napoléoniens, Haute-Corse et Corse-du-Sud.

Giscard et la Corse : un échec sur toute la ligne


Au mois d’août de cette même année éclate le drame d’Aleria, non voulu par Edmond Simeoni qui doublé sur sa gauche par des indépendantistes.
Le bilan est lourd : deux gendarmes tués à Aleria et un CRS à Bastia. L’erreur répressive est évidente. Michel Poniatowski, violemment hostile à la Corse, qui fait office de Premier ministre en l’absence de Jacques Chirac, surréagit à l’occupation de la ferme viticole avec l’accord du Président sans d’autres résultats qu’un assaut stupide et meurtrier (deux gendarmes tués et une semaine plus tard un CRS à Bastia).

Un an plus tard, le FLNC est créé
enclenchant un cercle infernal de répression, solidarité, assassinats de membres des forces de l’ordre et à nouveau répression, etc. Ça n’est qu’en 1978 que le président Giscard d’Estaing viendra en Corse pour un voyage officiel dans un climat extrêmement tendu marqué par des arrestations de présumés militants clandestins.

Dès lors les attentats vont succéder aux attentats tandis qu’en 1979 s’ouvrent les premiers procès de militants du FLNC durant lesquels ces derniers se montrent très offensifs et très politiques.
L’année suivante c’est l’affaire Bastelica-Fesch qui met en évidence le rôle d’une organisation barbouzarde FRANCIA ultime avatar du SAC continental. Durant les manifestations ajacciennes une jeune femme, un jeune homme tous deux qui passaient par là et un policier sont tués.
La répression provoque un élan de sympathie considérable en Corse envers celles et ceux qui sont arrêtés au terme de ce drame. Enfin, lors d’une visite électorale en 1981 du président candidat en Corse, une bombe vraisemblablement posée par les indépendantistes (qui accuseront des barbouzes) explose dans l’aéroport ajaccien provoquant la mort d’un touriste étranger. Fermer le ban.

“Il lui manquait le sens du tragique”


En 1981, Giscard est battu contre toute attente par François Mitterrand l’éternel challenger de la gauche. Ce dernier a bénéficié en sous-main de voix venues du RPR chiraquien. Giscard est battu à cause de cette trahison
Mais il a aussi été incapable de se mettre au niveau du petit peuple malgré des efforts de communications mariant la modernité et le grotesque (Giscard jouant de l’accordéon ou s’invitant chez de “petites gens”). Il a subi le contre-choc de la crise économique née du choc pétrolier et l’inflation galopante. Mais reconnaissons que l’histoire lui a été terriblement injuste comme elle le fut avec Napoléon III. Il lui revient d’avoir ouvert bien des voies dont certaines lui sont aujourd’hui reprochées par la droite comme le regroupement familial des travailleurs immigrés ou encore la bataille pour le droit des femmes. Le peuple français est oublieux de ses grands hommes.

Les sociétés changent et Giscard a quitté le pouvoir alors que s’achevait la modernisation d’une société française qui en avait bien besoin. Il a eu le tort de ne pas savoir ou ne pas avoir pu mener ses réformes jusqu’au bout. Il serait cruel de lui jeter la pierre, car on notera qu’aucun président n’a fait mieux.
De Gaulle partit sur un échec et François Mitterrand dut en 1982 faire marche arrière sous la puissante offensive de la finance internationale et la crise systémique de la sidérurgie. “Il lui manquait le sens du tragique” dira de lui Raymond Aaron. Terriblement hautain, ce faux aristocrate a été un pionnier en bien des domaines. Mais souvent le travail des politiques exige des décennies pour être reconnu à sa juste valeur. Lui a maintenant l’éternité pour lui.

GXC
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