• Le doyen de la presse Européenne

Au nom de l'ordre : la fascination de la punition croît dans notre société

Le pouvoir semble assoiffé d’enfermer ou d’assigner à résidence une partie de la population décrétée dangereuse. À la poursuite d’une sécurité inatteignable grandit la haine de ceux qui sèment le désordre, qui ont péché contre la norme.
Au nom de l’ordre

La fascination de la punition croît dans notre société. Le pouvoir semble assoiffé d’enfermer ou d’assigner à résidence une partie de la population décrétée dangereuse. À la poursuite d’une sécurité inatteignable grandit la haine de ceux qui sèment le désordre, qui ont péché contre la norme. La folie punitive sévit de partout, de l’État au moindre citoyen. Il faut lire l’ouvrage que Didier Fassin a consacré à ce thème : « Punir : une passion contemporaine ». L’acte de punir est devenu un symbole majeur de notre système : « Un moment punitif sans précédent dans notre histoire en temps de paix » (Didier Fassin).


L’État neutralise les individus rétifs

On est passé insensiblement d’une logique de la réglementation stricte et encadrée à une politique de régulation fonctionnelle à l’aide de règles, non seulement juridiques, mais techniques, permanentes, unidimensionnelles, réifiant tous les comportements au regard de l’impératif de l’activité économique privée : le marché a besoin d’un certain ordre contractuel ; il faut donc que l’État neutralise les individus et le groupe insusceptibles de participer au jeu marchand.
La prison est ainsi devenue une institution de régulation sociale. Notre société enferme toujours davantage.
S’agit-il simplement d’exclure, de mettre hors d’état de nuire ? Certes, mais il s’agit de plus que cela. La prison remplit une fonction disciplinaire, et on peut ici s’inspirer de la magistrale démonstration de Michel Foucault dans « Surveiller et punir ».

La détention provisoire comme règle


Si dans le Code pénal, la liberté est la règle et la détention l’exception, dans les faits, dans la politique pénitentiaire actuelle, on détient à tout va les présumés innocents (un tiers des détenus actuels sont en attente d’être jugés). Mieux vaut punir un innocent que laisser courir un coupable. Mais il faut nuancer cette nouvelle sentence.
Condamner un puissant qui a commis un crime, c’est ajouter du désordre judiciaire à l’ordre social. Pour rétablir l’ordre troublé par le crime, mieux vaut condamner un innocent, surtout quand il se situe dans les couches populaires, voire marginales de la société. On est puissant, on affiche des principes, et on a la possibilité de les violer, car la justice se tait. La prison n’est pas faite pour cette catégorie de délinquants. Être accusé, c’est devenir otage du conformisme social, quelque part : chaque société, bien sûr, a ses otages, et « Dieu reconnaîtra les siens ». « Nous sommes des éboueurs sociaux », disait l’avocat Jacques Vergès.

Quand l’état de droit réaffirme sa centralité

On construit ainsi peu à peu une société de surveillance généralisée. Peut-être est-ce pour cela que la surveillance des individus « dangereux » pour la société est si inefficace.
L’hystérie de l’emprisonnement s’accompagne désormais de la compulsion de la surveillance et de la punition. Certains sociologues disent que nous sommes entrés dans le « monde liquide », une société de l’hypersurveillance. Tout cela sous l’égide de l’état de droit et d’un ordre public reconceptualisé.
L’« état de droit » est certes épuisé, mais il cherche à réaffirmer sa centralité, en assimilant commun et public, en faisant du seul État le garant du commun, de la distinction public/privé. Punir les « illégalismes populaires » (petite délinquance, petit trafic de drogue, etc..), c’est refuser de considérer que le commun peut être construit à partir des luttes, des différences, des marginalités.

Les individus traités comme des rebuts

Le droit actuel préfère l’ordre public à l’état de nécessité. L’ordre public ainsi interprété (ne déroger en rien à aucune règle, jamais), c’est la mise en prison d’individus traités comme des rebuts.
L’élite corrompt, paie, bénéficie de l’« amnistie » quand elle viole…Le crime de l’élite n’est pas sanctionné (criminalité économique, financière…) : ce sont des crimes dans les normes ; seuls sont sanctionnés pénalement par l’enfermement les crimes hors-norme, souvent originaux, voire novateurs (cybercriminalité, par exemple).
La justice n’a que faire des aigrefins qui profitent de la société ; ce qu’elle ne tolère pas, ce sont les « bandits » qui se révoltent contre celle-ci. On met hors la loi tous ceux qui sont en rupture de ban. Peu importe le profiteur, pourvu que l’insurgé se taise, surtout s’il ne trahit pas les siens, ne demande pas pardon, et ne s’effondre pas.

L’histoire est écrite par les vainqueurs

Ce qui caractérise le procès politique, notamment, c’est que l’essentiel (la lutte des classes, la révolution) est occulté au bénéfice de l’accessoire, du secondaire. L’histoire, y compris l’histoire judiciaire, est écrite par les vainqueurs et non par les vaincus. Le souci de la cause que l’on défend s’efface devant le respect des règles du jeu judiciaire.
Quand l’ordre est synonyme d’oppression et de violence, le désordre est le début de la liberté et de la justice. C’est pourquoi la prison se dresse contre ces espaces de contestation. Et l’on sait qu’elle concerne le plus souvent les pauvres, les faibles, les sans part, les sans-grades, les sans défense parce que sans argent.


La présomption d’innocence remplacée par la présomption de culpabilité

Antigone, Socrate et Jésus-Christ se sont révoltés et ils en sont morts. Les trois grands romans de la reconquête du monde ont été écrits par un ancien esclave, Cervantès, un ancien bagnard, Dostoïevski, un ancien condamné au pilori, Daniel Defoe.

Dans les illégalismes populaires (ceux qui sont le plus férocement sanctionnés), on est en train de remplacer la présomption d’innocence par la présomption de culpabilité, en s’appuyant sur la logique du dossier et en se forgeant une intime conviction. La présomption de culpabilité peut résulter de propos contradictoires, voire d’embarras. Instruire un dossier pénal dans la précipitation de la police et du juge d’instruction peut conduire à un emprisonnement précipité avant tout jugement.

Ce phénomène d’incarcération de masse n’est pas propre à la France (aux USA, un américain sur cent est incarcéré). On constate la prolifération des prisons dans le monde : il y aurait trois millions d’incarcérés dans le monde en attente de procès.

Le pardon s’adresse à la liberté et naît grâce à la liberté
: à toute libre faute répond une libre grâce. Plus le pouvoir se préoccupe de culpabilité, moins il est décidé à pardonner (cf. la récidive qui neutralise le pardon). Les anciens ne se préoccupaient pas de la liberté de la volonté, car ils ne cherchaient pas un coupable absolu pour un châtiment éternel.
Aujourd’hui, le pouvoir ajoute volontiers de la haine à la haine. Il faudrait au contraire accepter la faute pour ce qu’elle est : comprendre pour ne plus haïr ni détester. Le désir de vengeance enlève sa sérénité à la justice.
Le pardon n’oublie pas, mais accepte : ce n’est pas un échange, mais un don. Et cela change la nature du combat mené contre la délinquance. « La prison est une blessure que nous flanquons aux endroits du pays ne pouvant se permettre de la refuser, les endroits qui doivent endurer la violence silencieuse de sa présence physique » Leslie Jamison, « Examens d’empathie ».
Et pour terminer, une histoire de récidive, ou quand l’art conduit à la prison. Monsieur « Chat », dont le chat jaune a fait le tour du monde, a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris à trois mois de prison ferme pour avoir peint son chat sur une paroi en travaux de la Gare du Nord. Un mur pouilleux et sale ou une fresque gaie peine d’humour : devinez qui l’emporte ? Qui gagne ? Celui qui embellit la ville ou celui qui réprime pour détérioration de l’espace public ? Qui dégrade réellement la vie ? Qui l’améliore ? Devinez.


Francine Demichel
Partager :