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<< Rue Sainte Elisabeth >> de Jérôme Camilly

Une mémoire pour Bastia

Une mémoire pour bastia


Valérie Rouyer, photographe, Jérôme Camilly, écrivain, ont joint leurs talents pour le livre, « Rue Sainte Elisabeth ». Un ouvrage sorti sous la houlette du Centre Méditerranéen de la Photographie. Un recueil de témoignages humanistes évoquant ce qu’était Le Bon Pasteur, une institution catholique dont les bâtiments sont en cours de réhabilitation.


Situé rue Sainte Elisabeth, un peu au-dessus de la citadelle, Le Bon Pasteur a été créé en 1860 par une congrégation religieuse d’Angers en réponse à une demande de Monseigneur Rigo, curé de Saint Jean. Mission de cette institution ?
Accueillir des orphelines ou des filles abandonnées de deux à vingt-et-un ans.
Elle devait également s’occuper des demoiselles que la société d’alors jugeait sur une mauvaise pente parce que délinquantes ou rebelles. Dans les rangs des pensionnaires on comptait encore des enfants qui avaient subi de graves maltraitances familiales. En résumé, Le Bon Pasteur était un condensé de souffrances.
C’est la deuxième fois que Valérie Rouyer et Jérôme Camilly se lancent dans le sauvetage d’un pan de la mémoire bastiaise.
On leur doit déjà, « Trè cità / Trois cités » qui restituait de beaux fragments de souvenirs d’habitants de la grande barre de Lupino ainsi que d’autres immeubles voisins avant que le quartier soit restructuré. Avec « Rue Sainte Elisabeth », même démarche à la différence près qu’il s’agit de témoignages d’ex-pensionnaires de l’institution catholique et de deux de leurs encadrants.
A l’aube des années 2000 les religieuses cèdent la place aux laïcs des services sociaux. Le foyer prend pour nom, « A Scalinata », qui héberge toujours une jeunesse cabossée par la vie.
Devant la chambre photographique Technika Linhof ils sont dix à avoir posé : neuf femmes, un homme, chargé de réparer les pannes et de procéder au suivi du bâti. Les femmes ont entre 50 et 92 ans. Les rides des plus anciennes disent les aléas de parcours de vécu accidenté, complexe. Les plus jeunes ont dans les yeux des interrogations et parfois des pointes d’humour triste. Au passage certaines font partie du paysage bastiais. On les croise au détour. Avec elles on est en pays de connaissance et on ressent une envie très forte de les saluer, en les assurant qu’elles sont de belles dames…
Des entretiens que Jérôme Camilly a eu avec ces témoins on retient des récits délicats, plein d’émotion. Des récits qui préservent de l’oubli des morceaux d’histoire indispensables pour comprendre notre présent. Des récits qui insistent à juste titre sur les conséquences néfastes d’une carence d’amour maternelle. Des mots véritables appel à la vigilance quant aux violences familiales.


Le projet « Rue Sainte Elisabeth », conduit par le CMP (Centre Méditerranéen de la Photographie) dirigé par Marcel Fortini, a vu le jour dans le Cadre du Contrat de Ville d’Agglomération de Bastia. La traduction en langue corse est l’œuvre de Jean Marie Arrighi


Comment avez-vous contacté les témoins de votre livre ?

Par l’équipe du CMP, par des responsables de la ville, par des connaissances. On a téléphoné aux unes et aux autres. On a essuyé peu de refus. On a compris celles qui ne désiraient pas s’exprimer car leur séjour au Bon Pasteur n’a pas correspondu pour elles à une période rose. Notre projet devait être réalisé avec délicatesse. On ne devait surtout pas trahir les propos des témoins. Tout compte fait les entretiens se sont bien déroulés.



Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné dans leurs récits ?

Les violences familiales endurées avant d’arriver au Bon Pasteur. Beaucoup ont eu des mères qui les battaient et pour qui frapper c’était éduquer !



De quelle manière avez-vous collaboré avec la photographe, Valérie Rouyer ?

Je me suis aperçu que les témoins du livre non seulement échangeaient entre elles mais se confiaient aussi à Valérie. Souvent celle-ci me faisait part de tel ou tel aspect du vécu d’une ancienne pensionnaire et de traits de son caractère. Cela me donnait des intéressantes ouvertures dans la conduite des entretiens. Valérie sait être très discrète derrière son appareil ce qui a facilité notre approche.



Outre leur passage au Bon Pasteur quel est le point commun de vos témoins ?

La violence de leurs mères pour la plupart d’entre elles… Les maltraitances maternelles, qui les ont mises en danger, les ont déstabilisées pour longtemps. Dans ce contexte affectif les sœurs, même sévères, les ont remises d’aplomb.


Pourquoi si peu de témoignages de religieuses ?

Beaucoup sont très, très âgées, parties au loin ou mortes… J’ai pu tout de même rencontrer une ancienne religieuse qui a quitté les ordres. Aujourd’hui elle a plus de 90 ans. D’origine espagnole, elle parvenait à déchiffrer les non-dits et à comprendre les souffrances des jeunes qui lui faisaient face. Elle se rappelait combien certaines d’elles étaient dures, combien il était nécessaire de leur apprendre un travail pour être indépendante et pouvoir élever leur enfant quand elle l’avait eu hors mariage. Cette sœur, j’ai apprécié qu’elle n’ait pas eu d’idées préconçues.


Quels impacts ont eu les violences maternelles sur vos témoins ?

Beaucoup fuguaient… Rattrapées on les amenait au Bon Pasteur. Pratiquement toutes vivaient dans la misère et des logements poubelle.

Les ex-pensionnaires que vous avez rencontré ont tendance à considérer Le Bon Pasteur comme un havre. L’une d’elle cependant est plus réservée et évoque la sévérité des religieuses.Où faut-il chercher l’origine de cette remarque ?

Le règlement et l’atmosphère de l’institution ont évolué au fil du temps. Avant-guerre et jusque dans les années 60 – 70 c’était très strict. Puis les religieuses, qui travaillaient alors avec des éducatrices laïques, ont manifesté plus de souplesse et d’ouverture d’esprit. À preuve les voyages en Europe qui ont été programmés à partir de ce moment. Les témoignages des plus âgées se font donc l’écho de plus de rigueur à leur encontre.



D’après les témoignages recueillis les jeunes filles séjournant au Bon Pasteur n’étaient pas trop obligées d’être de ferventes catholiques. Est-ce bien sûr ?

Elles n’étaient pas tenues d’être très pratiquantes… Mais il faut reconnaitre que la plupart d’entre elles a gardé un fort mauvais souvenir des messes à 6 heures du matin, des vêpres, ainsi de suite…Par contre elles se souviennent avec bonheur des spectacles qu’elles ont montées.

« Les pensionnaires, qui avaient séjourné au Bon Pasteur, ne s’en glorifiaient pas ! Encore maintenant elles ne désirent pas qu’on cite leurs noms… à cause
de leurs enfants ! »
Jérôme Camilly


La supérieure de l’institution louait les services de ses pensionnaires afin qu’elles escortent les cortèges funèbres. N’était-ce pas là des maltraitances psychologiques ?
La pratique était scandaleuse ! Honteuse ! Toutes mes interlocutrices ont été marquées par cette… « coutume » qu’elles y aient participées ou simplement qu’elles en aient entendues parler. Défiler en corsages blancs et jupes noires derrière un corbillard ce souvenir est cuisant !


Une éducatrice relate qu’à Bastia, à son époque, certains qualifiait Le Bon Pasteur de « Boite à Putes ». Cette étiquette a-t-elle eu des conséquences sur les pensionnaires ? Se sentaient-elles discriminées ?

Les jeunes filles qui avaient séjourné au Bon Pasteur ne s’en glorifiaient pas ! Encore maintenant elles ne souhaitent pas qu’on cite leurs patronymes… à cause de leurs enfants, soulignent-elles. Stigmatisées certaines ont pu avoir ce ressenti… D’autres ont surtout souffert de l’ignorance des choses de la vie dans laquelle on les tenait. De choses simples, comme les règles, on n’en parlait pas ! D’où l’impression chez elles que les religieuses étaient d’un autre monde… qu’elles ne connaissaient rien de la société.


Que nous disent les souvenirs rassemblés dans votre livre de la société bastiaise ?

Que la société corse éprouve des réticences à l’encontre de celles et ceux qui ne sont pas dans les standards de ce qu’elle estime être un comportement satisfaisant. Qu’il y a un bon et un mauvais chemin et que mieux vaut de pas s’écarter du premier.


Pourquoi votre titre « Rue Sainte Elisabeth » et non « Le Bon Pasteur » ?

Parce que « Bon Pasteur » connote un côté trop « bien-pensant » … à mon avis.


Propos recueillis par M.A-P
Les photographies de l'article sont celles du CMP
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