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Le crépuscule des anciens Clans ?

La montée en puissance du mouvement nationaliste semble avoir peu à peu redistribué les cartes du pouvoir dans l'île.

Le crépuscule des anciens Clans ?

S’il y a en Corse des familles qui ont fait la pluie et le beau temps depuis plusieurs générations, la montée en puissance du mouvement nationaliste semble avoir peu à peu redistribué les cartes du pouvoir dans l’île. Depuis 2014, les plus lésés dans cette reconstruction du paysage politique sont clairement les anciens chefs d’hier. Citadelle après citadelle, un bastion après l’autre, les trois “grands Clans” du 20ème siècle ont tous subi de lourdes défaites. Pourront-ils se relever?

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L’implosion des Radicaux

La longue hostilité par rapport à la revendication « identitaire » a été historiquement l’ADN d’un courant longtemps très puissant dans le monde politique corse et la gauche claniste, le mouvement Radical, et en particulier son aile bastiaise incarnée par Emile Zuccarelli. Si rien ne semblait pouvoir déstabiliser cette dynastie, une fenêtre de tir apparaît en 2014, alors qu’Emile fait le choix de laisser la place à son fils Jean. Cette décision, contestée alors par François Tatti, son plus fidèle lieutenant, créera une porte par laquelle va s’engouffrer Gilles Simeoni. À la tête d’une coalition improbable au second tour (avec la droite et les déçus du clan, laissant délibérément sur le carreau la liste Corsica Libera portée par Eric Simoni), l’actuel président du Conseil exécutif remportera la mairie, première victoire nationaliste d’une longue série qui ébranlera bientôt chacune des anciennes familles politiques.

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Les Zuccarelli

Première “citadelle” à tomber en 2014, Bastia était aux mains de la famille Zuccarelli depuis 1968, avec un bref interlude de trois années, de 1997 à 2000. Emile Zuccarelli, alors ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l'État et de la Décentralisation du gouvernement Jospin, avait à l’époque laissé le fauteuil de maire à Albert Calloni. Si l’on remonte plus loin dans l’arbre généalogique, on retrouve Auguste Gaudin, Bonapartiste convaincu, et maire de Bastia de 1888 à sa mort en 1912. Il se trouve être aussi l’arrière-arrière-grand-père de Valérie Pécresse, candidate LR pour la présidentielle. Plus tard, c’est Emile Sari qui sera maire de Bastia de 1919 à sa mort en 1937. Responsable du virage familial à gauche, il est le neveu d’Auguste Gaudin, le beau-père de Jean Zuccarelli, maire de Bastia de 1968 à 1989, le grand-père d’Emile et l’arrière-grand-père de son fils Jean.

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Portée par cette nouvelle dynamique, inédite pour le mouvement nationaliste, c’est en compétiteur très dangereux pour l’ancien clan que Gilles Simeoni se présente aux élections territoriales de 2015. Tête de liste de la coalition Femu a Corsica – composée à l’époque d’Inseme, du PNC et de la Chjama naziunale – le leader du courant nationaliste dit “modéré” se retrouve pour la seconde fois dans un contexte favorable inédit, face à une gauche et une droite morcelées : en tout, ce ne sont pas moins de 5 listes à gauche et 4 listes de droite et extrême-droite qui lui sont opposées, avec une forte percée du FN (10.58% au premier tour), porté par Christophe Canioni. Par ailleurs, les indépendantistes sont quant à eux de nouveau divisés – le Rinnovu ayant quitté Corsica Libera (CL) en 2012 – et ne pourront franchir la barre des 7 % nécessaires pour se maintenir seuls au second tour.

Si d’emblée, le refus de toute union, clairement affiché par le candidat FN, cristallise la position d’outsider de la droite, les conflits internes aux Radicaux et le « dossier des gîtes ruraux » pèseront certainement sur la défaite de Paul Giacobbi. En effet, cinq mois avant les élections, Giacobbi était mis en examen pour détournement de fonds publics entre 2007 et 2010. Au cours des deux dernières années de sa mandature comme Président du Conseil départemental de Haute-Corse, près de 500 000 euros de subventions auraient été distribués à des proches de l’élu. Le report de voix des autres listes de gauche, incomplet, ne suffira pas au président sortant. En parallèle, dans l’entre-deux-tours, Gilles Simeoni scellera quant à lui une alliance victorieuse avec le courant indépendantiste majoritaire – CL – qui lui permettra de convaincre un nombre impressionnant de votants, dont bon nombre de nationalistes en rupture de ban après les Années de plomb, mais pas seulement. Second avec un peu plus de 23 600 suffrages au premier tour, il obtiendra près de 30 000 voix de plus au second.

Cette défaite, suivie de la condamnation future de Paul Giacobbi et bon nombre des siens, scellera pour quelques années au moins le sort de la gauche insulaire, qui ne s’en est toujours pas relevée. L’édile sera frappé en 2017 de cinq ans d'inéligibilité, trois ans de prison ferme, et 100 000 euros d'amende. Sa peine sera réduite en appel, l’année d’après, à trois ans de prison avec sursis, 25 000 euros d'amende et cinq ans d'inéligibilité.


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Le Clan Giacobbi

Paul Giacobbi est originaire de Venaco, où sa famille règne en maître depuis 1878. Il est l’arrière-petit-fils de Marius Giacobbi, le petit-fils de Paul et le fils de François, qui eurent tous trois de nombreuses responsabilités politiques en Corse et au-delà.

  • Marius fut maire de Venaco de 1878 à sa mort en 1919. Conseiller général, il alterna par ailleurs les mandats de sénateur et député pendant plus de vingt ans.
  • Paul – grand-père – fut maire de 1922 à sa mort en 1951. Lui aussi Sénateur puis député, il fut aussi plusieurs fois Ministre, sous de Gaulle et Henri Queuille.
  • François Giacobbi, père de Paul, fut maire de 1951 à 1983, date à laquelle il passa le flambeau à son fils Paul. Il restera cependant Conseiller général jusqu’à sa mort en 1997. Il fut par ailleurs Président du Conseil général de la Corse de 1959 à 1976. Sénateur pendant 34 ans, Député, il occupa aussi la fonction de Secrétaire d’Etat.
Paul Giacobbi petit fils fut quant à lui maire de Venaco de 1983 à 2001. Il fut député pendant 15 ans, et Président du conseil exécutif de Corse de 2010 à 2015, avant d’être mis en cause dans l’affaire des gîtes ruraux, et de perdre la même année cette présidence au profit de Gilles Simeoni. Il est depuis cinq ans et jusqu’à cette année frappé d’inéligibilité.

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Les deux échéances territoriales suivantes enfonceront le clou : si la gauche se maintient dans l’hémicycle par le biais de la liste de majorité présidentielle portée par Jean-Charles Orsucci en 2017, elle en disparaîtra totalement en 2021. La droite quant à elle, rassemblée derrière le maire d’Ajaccio pour sa première candidature en tant que chef de file à l’échelle territoriale, réalisera sa meilleure élection en termes de voix depuis 2004 (44 000 suffrages, contre 36 000 pour Camille de Rocca Serra (CDRS) et 11 000 pour José Rossi en 2004). Ce renouveau à droite ne suffira pas à stopper l’envolée des nationalistes qui, toutes composantes confondues, rassembleront près de 93 000 votants.

La chute du bastion

Le successeur des De Rocca Serra, Camille, est devenu en 2004 président de l’Assemblée de Corse, comme l’était son père avant sa mort en 1998. A l’époque, la gauche est clairement majoritaire en termes de votants, mais des divisions en son sein paraissent difficilement conciliables. En effet, au second tour de l’élection de 2004, quatre listes de gauche sont présentes, rassemblant plus de 70 000 suffrages. Cette désunion permet à CDRS d’arriver en tête avec seulement un quart d’électorat favorable (36 000 votants), et d’obtenir – grâce à la prime au vainqueur – 15 élus. Même dans ce contexte, la droite (avec les quatre élus de la liste portée par José Rossi) se retrouve en ballottage défavorable, ne possédant que 19 sièges sur 51, tandis que les nationalistes en ont 8 et la gauche divisée 24. Autre temps autres mœurs, au moment du vote du Président de l’Assemblée de Corse, un nouveau rebondissement secoue l’hémicycle : CDRS, tout juste élu avec 27 voix démissionne, n'acceptant pas de devoir son élection aux nationalistes. Ces derniers avaient pris le parti de voter en sa faveur pour faire barrage à Emile Zuccarelli, dénonçant une alliance contre nature souhaitant les tenir à l’écart des sphères de décision. L’élection de Camille De Rocca Serra est confirmée par un nouveau vote trois jours plus tard, puisqu'il recueille 30 voix sur son nom, contre 17 pour Émile Zuccarelli. Les dissensions au sein de la gauche et leur manque de capacité à dialoguer avec les nationalistes leur auront couter ce mandat, une leçon que n’oubliera pas Paul Giacobbi, qui deviendra par la suite le leader indiscutable de la gauche. En 2005, devant faire un choix parmi ses multiples mandats, CDRS confia celui de maire de Porto-Vecchio à Georges Mela. Cette décision, achevant de l’éloigner de son fief, fut juger par bon nombre d’observateurs comme une erreur et, plus tard, comme l’une des raisons de sa défaite.

En 2010, ce sera face au Venachesu revanchard que De Rocca Serra subira sa première déconvenue. Paul Giacobbi leader d’une gauche quasi unifiée réussit à arracher la gouvernance de la Région à la droite tout en contenant la poussée des nationalistes alors divisés. CDRS sort très affaibli de cette élection. La droite ne comptabilise plus que 12 sièges à l’Assemblée, contre 15 nationalistes (11 pour Femu et 4 pour Corsica Libera) et 24 pour la gauche. Son leadership sera désormais contesté.

En 2015, José Rossi arrivera devant CDRS au premier tour, et prendra ainsi la tête de la liste d’union au second. Juste avant cela, un fait peu relayé dans la presse aura sans doute pesé dans la déstabilisation du clan Rocca Serra : c’est adoubé par Jean-Christophe Angelini, opposant nationaliste, que se présente Jean-Gael Lahlou De Rocca Serra, petit cousin de Camille, aux départementales de mars 2015, pour le canton de Bavedda, bastion Rocca Serriste historique. Si les 11 % de votes obtenus ne suffisent pas à déstabiliser le duo Ciabrini-Panunzi, le fait qu’un De Rocca Serra dissident puisse se présenter contre les candidats de CDRS sur ses terres aura sans doute effrité un peu, dans les consciences, l’image de marque du clan.

Deux ans plus tard, en 2017, Paul-André Colombani remporte la législative dans la Seconde circonscription de Corse-du-Sud. CDRS perd alors son siège de député, c’est la fin d’une époque.



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Les De Rocca Serra


La famille de Rocca Serra fut fondée au milieu du XVIIe siècle à Serra di Scopamena en Corse-du-Sud. Elle descendrait de la famille Della Rocca fondée au XIIIe, apparue avec Sinucellu Della Rocca, dit Giudice di Cinarca, premier Comte de Corse élu par ses pairs et attesté par les sources, qui est l’héritier des Cinarchesi selon la mythologie médiévale d’Ugo Colonna.

Depuis plusieurs siècles, de nombreux maires de Porto Vecchio sont issus de cette lignée. En 1921 a été élu Camille de Rocca Serra, dit "Sgiò Cameddu", père de Jean-Paul et grand-père de CDRS. Député de Corse de 1929 à 1940, il restera maire jusqu’en 1943, où il sera contraint de démissionner. À la Libération, on lui reprochera d’avoir voté les pleins pouvoir au Maréchal Pétain en 1940. Son fils Jean-Paul mettra des années à redorer son blason, une victoire électorale après l’autre. Il fut l’homme politique corse à la plus grande longévité : maire de 1950 à 1997, il fut sénateur pendant 7 ans, président de l’Assemblée de corse pendant 14 ans, et député pendant 34 ans. Il occupera ces deux dernières fonctions jusqu’à sa mort en 1998. Dès 1988, il prépara son fils unique Camille de Rocca Serra à sa succession en le présentant sous l'étiquette RPR comme conseiller général du canton de Porto-Vecchio, fonction qu'il occupait depuis 1949.

Le fils du « Renard argenté » eut bien du mal à se faire un prénom. "Cela n'a pas été facile de succéder à Jean-Paul, de conserver les mêmes valeurs, la même force. Mon père est au-dessus de tous", admettait-il dans un entretien accordé à l’Express
en 2010.

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« De Rocca Serra, l'héritage du pouvoir »

Dans un documentaire diffusé le 1er
février sur ViaStella, Paul Ortoli retrace le parcours de la famille Rocca serra, par le biais d’entretiens croisés. L’ancien rédacteur en chef de Corse-matin, actuellement correspondant du Monde et journaliste à RCFM, s’attache aussi particulièrement aux rapports qui ont liés père et fils. Entretien.



« Que retenez-vous des relations entre Camille et Jean-Paul De Rocca Serra ?

Dans la relation père-fils, ce qui est assez étonnant, c'est de voir que le fils n'a jamais tué le père. On le voit dès 1988 quand Camille va être élu au Conseil général : son père a ce mandat à laisser, il le récupère et déjà s'affiche clairement dans la continuité, comme un héritier. Dans cette relation, l’introspection psychologique n’a pas été jusqu'au bout. Camille a été déraciné dès son plus jeune âge. À 8 ans, il est au collège de Juilly, un collège où allait les grandes familles françaises, aux alentours de Roissy. Il voit très peu son père et sa mère, et a une enfance qui est très studieuse et continentale. Finalement, après ses études, il revient et va suivre son père dans les Campagnes, mais va être cet apprenti pendant 10, 20, voire 30 ans. Jean-Paul s'accroche à tous ses mandats, et jusqu'au bout d'ailleurs il ne démissionnera pas, sauf de son mandat de maire car la maladie l’a rattrapé. Dans cette relation, on voit aussi que Camille de Rocca Serra est un bon fils. Il n'a pas tué ce père, se positionne toujours comme le gardien du temple et perçoit son père comme le guide politique.



Y-a-t-il une rupture selon vous d'identité entre un Jean-Paul corse jusqu'au bout des ongles et un fils élevé en terre parisienne ?



Forcément il y a une différence. Jean-Paul allait faire sa belote avec les pêcheurs porto-vecchiais, il ne manquait pas un enterrement. Il était très ancré dans ce rural bien qu'il ait eu finalement une vie coupée en trois : il avait sa vie parisienne, sa vie à Ajaccio et il était aussi Porto-Vecchiais. Il a toujours réussi à maintenir cette implantation locale et à la concilier. Camille est dans un autre monde. Effectivement, il a mis le curseur sur la vie politique nationale parce qu’il y avait de grandes réformes qui arrivaient en Corse. Il a assis son pouvoir et ne se sentait pas menacé dans son bastion. Il n’a pas perçu la percée nationaliste, ou du moins pensait la contenir et au moment où il fallait revenir, il était trop tard... Mais comme cela est dit dans le film, durant son dernier mandat, en tant que député, il a obtenu de très bons résultats, notamment en ce qui concerne le règlement des droits de succession. Il n'est pas payé dans les urnes pour ce qu'il a fait. L’électorat, peut-être dans une forme d'usure, ou parce qu'il ne comprend pas la victoire politique qui a été la sienne, n’adhère plus à ce choix. Il n'a plus d'espace politique et n'est plus soutenu par les caciques de la droite qui voudraient le pousser vers la sortie. Camille a peut-être été trop loyaliste, à l'endroit des partis nationaux. Son ancien ami Nicolas Sarkozy n'a pas toujours aidé non plus, en préférant discuter avec les nationalistes dans son dos … Cette période un peu floue a pris fin à l'arrivée des nationalistes en 2015 à l’Assemblée de Corse. »

Petru Ghjaseppu Poggioli
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