<< Mafia corse, une île sous influence >>
Un livre qui laisse sur sa faim même s'il est important de le lire pour prendre la mesure du danger qui pèse sur notre île.
« Mafia corse, une île sous influence »
Jacques Follorou, grand reporter pour le quotidien Le Monde, a déjà écrit trois ouvrages sur la Corse et son processus mafieux. Le plus abouti était le premier « Les parrains corses » suivis de deux autres saisons « La guerre des parrains corses » et « Les parrains corses : la guerre continue ». Parce que l’utilisation du terme de « parrains » commençait peut-être à trop sentir le commercial, mais aussi parce que la période a changé, le nouvel ouvrage s’intitule : « Mafia corse : une île sous influence ». Un livre qui laisse sur sa faim même s’il est important de le lire pour prendre la mesure du danger qui pèse sur notre île.
Une ambition affichée
Il y a quelque chose de David Vincent, le héros des Envahisseurs, la série américaine des années cinquante. Ce dernier sait que son monde est envahi par les extraterrestres, mais il n’est cru de personne. Jacques Follorou poursuit son inlassable combat contre ce qu’il désigne « la mafia corse » et qui, sous sa plume, rassemble plutôt une nébuleuse de bandes. « “C’est pourquoi ce livre est l’aboutissement de plus de vingt ans de travail sur le crime organisé corse. Pour mener à bien cette démarche, point de propos théoriques, mais une description scrupuleuse des méthodes mafieuses grâce au travail de la police et de la justice, mais aussi aux confidences de ceux qui, en Corse, connaissent ce monde de l’intérieur ou l’observent de près. L’ambition de ce livre est d’abord d’être utile à la société corse et au débat public.” écrit l’auteur révélant par là même la richesse et les faiblesses de l’ouvrage. À le lire, il y a de quoi désespérer : l’État est absent du combat antimafia, la justice radote, les élus sont souvent complices et les Corses fatalistes. Il effleure ainsi le véritable sujet d’une société mafieuse : les racines du mal. “Or, il est une évidence : la mafia ne décrit pas un mode d’organisation, mais bien un phénomène social dont la nature, sous toutes ses facettes, change selon le lieu où il se développe. Les mafias vivent en parasitant le corps social, aussi aucune ne ressemble exactement à l’autre. Chacune s’inscrit dans une histoire régionale et nationale spécifique et se dissimule dans un territoire singulier.” décrit Follorou avec justesse. Malheureusement, la spécificité corse n’est abordée ni dans son histoire ni dans ses racines sociologiques.
Le descriptif d’un système
L’ouvrage de Follorou est conjoncturellement éclairant sur bien des “affaires” survenues en Corse et notamment sur les assassinats de quelques personnalités. Sur d’autres, il fait l’impasse sur le contexte local et, de ce fait, ne fait que relayer une parole policière trop souvent prise pour argent comptant. Ainsi concernant l’assassinat de Robert Feliciaggi, adopte-t-il le point de vue policier et efface totalement la conjoncture ajaccienne d’alors comme il fait l’impasse sur l’assassinat « erroné » d’un malheureux retraité à Bastelica assassinat qui pose bien des questions sur les protections policières et judiciaires de certains notables et sur les revirements de certaines alliances entre voyous. Ce qui ne pourrait être qu’un détail traduit malheureusement parfois une excessive confiance dans les documents ou les dires produits par la police et la justice. Mais surtout il occulte totalement les oppositions des services de police qui ont joué un si grand rôle dans la guerre des gangs. Pas un mot sur le rôle des RG jusque dans de récentes affaires et celle de la police judiciaire. En agissant ainsi il efface une partie des responsabilités d’un état dont il est vrai qu’il regrette les timidités. Comment expliquer que Jacques Follorou puisse user du résultat d’écoutes, d’enquêtes policières qui paraissent élucider bien des mystères sans qu’il y ait beaucoup de résultats au niveau judiciaire ? On a parfois l’impression que Follorou sert d’exutoire à des policiers et à des magistrats frustrés.
Aller au fond des choses
J’invite à lire les pages traitant du mélange désastreux entre politique, affaires et voyous. Jacques Follorou a raison : il s’agit bien là d’un terrain mafieux. Pour des raisons un peu obsessionnelles et qui tiennent au passé mafieux américano-sicilien, il tient absolument à ce que le mot de mafia soit employé par les autorités. Pourquoi pas ? Il évoque les demandes de la JIRS du Sud-est pour créer un pôle spécialement dédié à la Corse, demande pour l’instant restée lettre morte. Encore une fois pourquoi pas ? Mais qu’elles en seraient les conséquences sur les libertés ? Et sur la Corse elle-même ? C’est, rappelons-le une revendication des deux collectifs antimafia. On peut craindre aussi que le lecteur lambda qui n’a pas baigné dans le jus nauséabond des affaires corses ne soit un peu perdu entre les homonymies, la complexité des réseaux gangstero-affairiste et leurs mutations. Mais le grand défaut de l’ouvrage est de donner l’impression que cette mafiosisation est un phénomène nouveau. Son livre est constitué pour moitié des articles qu’il a fait paraître dans le monde. Mais il y manque une colonne vertébrale : on ne retrouvera pas de traces de la guerre qui a fait rage entre le Petit Bar et la notabilité affairiste installée par la conquête de ce que la presse a appelé de façon abusive le « clan Orsoni ». Il aurait fallu décrire la défaite de la vieille bourgeoisie ajaccienne soutenue par Jean Jé Colonna et la prise en main de la CCI par les tenants du FLNC Canal habituel. Et pourquoi ne pas remonter plus en arrière et étudier la prégnance du banditisme sur la vie ajacienne et bastiaise entre les deux guerres. Puis pousser plus loin et étudier la criminalité corse avant la Première Guerre mondiale.
Une société prémoderne
Car alors Jacques Follorou aurait constaté que ce phénomène mafieux existe depuis que la Corse est corse comme il existe dans le Mezzogiorno italien, dans les zones maritimes d’Espagne, partout où l’état est resté sur place à l’état embryonnaire et où il n’a pas supplanté les anciens familiaux et politiques. Je ne veux rappeler qu’un fait : l’un des bandits les plus célèbres de l’entre-deux-guerres fut dans la région ajaccienne Nonce Romanetti. Officiellement recherché, il fréquentait les notables et même les autorités préfectorales. Cet homme avait trafiqué la viande durant la Grande Guerre, violé et pris comme maîtresses des adolescentes, participé à des assassinats et racketté toute la région. Il mourut assassiné. Cinq mille personnes à son enterrement parmi lesquels tous les élus. César Campinchi, avocat de renommée nationale et futur ministre prononça son éloge. Il faut avoir étudié le racket de toutes les affaires de transport, de forestiers jusqu’en 1931 pour prendre la mesure de ce que fut l’influence du banditisme en Corse jusqu’en 1931. Et la période antérieure à la Première Guerre mondiale fut pire encore. Ce phénomène traduit un non-développement qui empêche l’émergence d’une force bourgeoise locale désireuse de s’inscrire dans la modernité.
Et aujourd’hui ?
Le grand drame de la Corse est paradoxalement son abondance de subventions. Les ouvrages sur les mafias italiennes démontrent que leur source initiale de revenus a été l’argent public avec le racket avant de réinvestir dans les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains. Pino Arlachi, un sociologue fils d’un mafieux de la N’drangheta, a démontré comment le phénomène mafieux était en quelque sorte un capitalisme primitif dans le rôle était paradoxalement d’empêcher le développement économique afin de capter toujours plus de subventions. Follorou dénonce la catastrophe que représente la puissance mafieuse en Corse. Mais il ne va pas jusqu’au bout de son raisonnement. La vérité est que la société corse, dans son inachèvement, dans ses hésitations, ses échecs, dans son extériorité au pouvoir central, est à la fois la cause et la conséquence du développement de la dérive mafieuse. Encore que le concept de dérive soit inexact, car il présuppose qu’à un moment de son histoire la Corse n’était pas divisée en partis, en familles, en région qui s’imposaient les uns aux autres au moyen de rapports de force souvent sanglants.
Un ouvrage salutaire, mais sans solutions
Jacques Follorou remplit sa feuille de route. Il énonce des faits qui ne peuvent qu’indigner le citoyen. Il met en exergue la création de deux collectifs antimafia dont la parole a été entendue puis a quasiment disparu. Les deux ont été créés par d’anciens nationalistes. Mais la lecture attentive de l’ouvrage de Follorou montre que le renouvellement du monde mafieux a également été opéré par d’anciens nationalistes. La raison en est simple : la société corse peine à adopter sincèrement les règles démocratiques et se bâtit autour des rapports de force cités plus haut qui ont pour moteur la violence. Tant qu’il existera ce déni démocratique, les plus sauvages (qui ne sont pas forcément les plus intelligents et les plus industrieux) tiendront le haut du pavé jouant le rôle de la tique sur l’animal. Il faudrait tout à la fois une révolte des élus (certains le font) et celle des citoyens. Jacques Follorou, d’ouvrage en ouvrage, dresse un constat de plus en plus pessimiste de la situation. Et il n’a pas tort. Il a longtemps appelé l’état à un sursaut. Il ne le fait même plus. Il compte désormais sur une police et une justice d’exception. Peut-être en sommes-nous là : mais alors craignons notre futur coincé entre le fascisme mafieux et l’hyper sécurité d’un état policier.
GXC