Tunisie : entre hyper-présidentialismle et risque d'explosion sociale
La Tunisie est-elle vouée à l'immobilisme politique et à l'abri de troubles graves ? Rien n'est moins sûr.
Tunisie : entre hyper-présidentialisme et risque d’explosion sociale La Tunisie est-elle vouée à l’immobilise politique et à l’abri de troubles graves ? Rien n’est moins sûr.
Craignant que leur président de la République Kaïs Saïed veuille instaurer un régime autoritaire mais étant préoccupés par les problèmes socio-économiques, la plupart des Tunisiens n’ont guère la tête à se mobiliser sur le front politique, écrivions-nous en substance en avril dernier (1).
La récente adoption par referendum d’une nouvelle Constitution n’a pas changé la donne.
Le triomphalisme des partisans du président Saïed cache mal que, bien qu’ils aient usé de l’épouvantail islamiste en martelant « Si le non l’emporte, c’est le retour à Ennahdha », moins d’un tiers de l’électorat a donné son aval. En effet, les votants ont opté à plus de 90 % pour le « Oui » mais 70 % des inscrits sur les listes électorales ne se sont pas rendus dans les bureaux de vote. Les opposants n’ont toutefois pas davantage matière à pavoiser : bien qu’ayant dénoncé durant des mois la mise en œuvre d’une régression démocratique, ils n’ont su mobiliser ni dans la rue, ni dans les urnes.
Pourtant, ils ne manquaient pas de grain à moudre car la nouvelle Constitution, en créant les conditions d’un hyper-présidentialisme, est réellement porteuse d’un danger d’exercice solitaire et autoritaire du pouvoir, notamment à partir d’une réduction du pouvoir parlementaire et d’une inféodation du pouvoir judiciaire.
Le président Saïed peut désormais désigner ou révoquer le Premier ministre en se passant de l’accord de l’Assemblée des Représentants du Peuple, le Parlement tunisien, et imposer à ce dernier l’examen prioritaire de textes de loi. La création d’une Chambre des Régions, en instaurant une forme de bicaméralisme, relativisera le pouvoir et l’influence de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Les juges seront nommés par ordonnance présidentielle, n’auront pas le droit de grève et serontplus facilement révocables par le pouvoir exécutif.
La dictature ? Pas tout de suite.
Un retour à la dictature est-il vraiment envisageable dans le pays dont le peuple a donné le top départ des contestations (Printemps arabes) qui, au début des années 2010, ont bousculé ou renversé les régimes autocratiques de la plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient ? Le président Saïed se veut rassurant. Faisant allusion à ses 64 ans, il use volontiers de ces propos du général de Gaulle : « Ce n’est pas à cet âge que je vais commencer une carrière de dictateur. » Il assure aussi s’en tenir à sa « correction de cap » amorcée le 25 juillet 2021 (limogeage du Premier ministre, suspension puis dissolution du Parlement, reprise en main de la magistrature) qu’il dit motivée par trois nécessités : renforcer l’efficacité de État, mettre fin aux blocages politico-économiques, écarter le danger islamiste. Enfin, après s’être félicité du résultat du referendum, il a affirmé que s’ouvrait désormais un avenir meilleur : « Le référendum va permettre de passer d'une situation de désespoir à une situation d'espoir. » Certains opposants et observateurs ne le contredisent pas directement. Ils disent estimer que le grand danger pour la démocratie n’est pas Kaïs Saïed mais le président qui lui succédera. Interrogé par l’Agence France Presse, un analyste tunisien a ainsi précisé sa pensée : « Les exemples de la région et de l'histoire tunisienne indiquent que ceci va conduire à un durcissement du régime et à moins de démocratie (…) La concrétisation de cette éventualité n’est pas forcément immédiate. On assiste peut-être aujourd'hui à la naissance d'un nouveau dictateur. Ça ne sera peut-être pas Kaïs Saïed mais ça sera son successeur. »
Du sac de farine au baril de poudre ?
Avec un président de la République ayant accru son pouvoir, des islamistes écartés des pouvoirs législatif et judiciaire, un peuple avant tout préoccupé par de quoi demain sera fait, des opposant impuissants et une inquiétude ne conduisant pas à ressentir un danger immédiat, la Tunisie est-elle vouée à l’immobilise politique et à l’abri de troubles graves ? Rien n’est moins sûr. Avec une situation de crise économique et sociale (chômage touchant près de 40 % des jeunes, inflation galopante, 4 millions de pauvres sur de 12 millions d’habitants) et la guerre en Ukraine qui envenime les choses (la Tunisie dépend de ce pays pour son approvisionnement en blé, cette céréale est le principal produit de première nécessité des plus modestes et un ingrédient de base de la cuisine traditionnelle tunisienne), la situation économique et sociale pourrait rapidement dégénérer. D’autant plus que le pays étant au bord du défaut de paiement, l’accord d’un prêt par le Fonds monétaire international en cours de finalisation, ne sera accordé qu’au prix de d’une grande rigueur budgétaire et d’une remise en cause de conquêtes sociales. Tout est donc susceptible de provoquer une explosion sociale. Le président Saïd assure certes que l’Etat garantira l’importation de tonnages suffisants de blé et financera « un coût raisonnable » de cette céréale. Mais le « raisonnable » suffira-t-il ? Davantage encore que lorsque nous l’écrivions en avril dernier (1), le pouvoir du président Saïed est assis sur des sacs de farine. Et, les mois prochains, il se pourrait aussi qu’il le soit sur des barils de poudre.
Alexandra Sereni
Craignant que leur président de la République Kaïs Saïed veuille instaurer un régime autoritaire mais étant préoccupés par les problèmes socio-économiques, la plupart des Tunisiens n’ont guère la tête à se mobiliser sur le front politique, écrivions-nous en substance en avril dernier (1).
La récente adoption par referendum d’une nouvelle Constitution n’a pas changé la donne.
Le triomphalisme des partisans du président Saïed cache mal que, bien qu’ils aient usé de l’épouvantail islamiste en martelant « Si le non l’emporte, c’est le retour à Ennahdha », moins d’un tiers de l’électorat a donné son aval. En effet, les votants ont opté à plus de 90 % pour le « Oui » mais 70 % des inscrits sur les listes électorales ne se sont pas rendus dans les bureaux de vote. Les opposants n’ont toutefois pas davantage matière à pavoiser : bien qu’ayant dénoncé durant des mois la mise en œuvre d’une régression démocratique, ils n’ont su mobiliser ni dans la rue, ni dans les urnes.
Pourtant, ils ne manquaient pas de grain à moudre car la nouvelle Constitution, en créant les conditions d’un hyper-présidentialisme, est réellement porteuse d’un danger d’exercice solitaire et autoritaire du pouvoir, notamment à partir d’une réduction du pouvoir parlementaire et d’une inféodation du pouvoir judiciaire.
Le président Saïed peut désormais désigner ou révoquer le Premier ministre en se passant de l’accord de l’Assemblée des Représentants du Peuple, le Parlement tunisien, et imposer à ce dernier l’examen prioritaire de textes de loi. La création d’une Chambre des Régions, en instaurant une forme de bicaméralisme, relativisera le pouvoir et l’influence de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Les juges seront nommés par ordonnance présidentielle, n’auront pas le droit de grève et serontplus facilement révocables par le pouvoir exécutif.
La dictature ? Pas tout de suite.
Un retour à la dictature est-il vraiment envisageable dans le pays dont le peuple a donné le top départ des contestations (Printemps arabes) qui, au début des années 2010, ont bousculé ou renversé les régimes autocratiques de la plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient ? Le président Saïed se veut rassurant. Faisant allusion à ses 64 ans, il use volontiers de ces propos du général de Gaulle : « Ce n’est pas à cet âge que je vais commencer une carrière de dictateur. » Il assure aussi s’en tenir à sa « correction de cap » amorcée le 25 juillet 2021 (limogeage du Premier ministre, suspension puis dissolution du Parlement, reprise en main de la magistrature) qu’il dit motivée par trois nécessités : renforcer l’efficacité de État, mettre fin aux blocages politico-économiques, écarter le danger islamiste. Enfin, après s’être félicité du résultat du referendum, il a affirmé que s’ouvrait désormais un avenir meilleur : « Le référendum va permettre de passer d'une situation de désespoir à une situation d'espoir. » Certains opposants et observateurs ne le contredisent pas directement. Ils disent estimer que le grand danger pour la démocratie n’est pas Kaïs Saïed mais le président qui lui succédera. Interrogé par l’Agence France Presse, un analyste tunisien a ainsi précisé sa pensée : « Les exemples de la région et de l'histoire tunisienne indiquent que ceci va conduire à un durcissement du régime et à moins de démocratie (…) La concrétisation de cette éventualité n’est pas forcément immédiate. On assiste peut-être aujourd'hui à la naissance d'un nouveau dictateur. Ça ne sera peut-être pas Kaïs Saïed mais ça sera son successeur. »
Du sac de farine au baril de poudre ?
Avec un président de la République ayant accru son pouvoir, des islamistes écartés des pouvoirs législatif et judiciaire, un peuple avant tout préoccupé par de quoi demain sera fait, des opposant impuissants et une inquiétude ne conduisant pas à ressentir un danger immédiat, la Tunisie est-elle vouée à l’immobilise politique et à l’abri de troubles graves ? Rien n’est moins sûr. Avec une situation de crise économique et sociale (chômage touchant près de 40 % des jeunes, inflation galopante, 4 millions de pauvres sur de 12 millions d’habitants) et la guerre en Ukraine qui envenime les choses (la Tunisie dépend de ce pays pour son approvisionnement en blé, cette céréale est le principal produit de première nécessité des plus modestes et un ingrédient de base de la cuisine traditionnelle tunisienne), la situation économique et sociale pourrait rapidement dégénérer. D’autant plus que le pays étant au bord du défaut de paiement, l’accord d’un prêt par le Fonds monétaire international en cours de finalisation, ne sera accordé qu’au prix de d’une grande rigueur budgétaire et d’une remise en cause de conquêtes sociales. Tout est donc susceptible de provoquer une explosion sociale. Le président Saïd assure certes que l’Etat garantira l’importation de tonnages suffisants de blé et financera « un coût raisonnable » de cette céréale. Mais le « raisonnable » suffira-t-il ? Davantage encore que lorsque nous l’écrivions en avril dernier (1), le pouvoir du président Saïed est assis sur des sacs de farine. Et, les mois prochains, il se pourrait aussi qu’il le soit sur des barils de poudre.
Alexandra Sereni