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Un moment de cinéma syrien

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« Le voyage de Joseph » de Joud Saïd

Un moment de cinéma syrien



S’il est un cinéma de Méditerranée qui n’aborde que peu à notre rivage c’est bien celui qui vient de Syrie. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il reflète un imaginaire particulier et une dramaturgie souvent éloignée de nos concepts cinématographiques occidentaux. Voilà une rareté qui a son prix et son sel. Merci à l’association ajaccienne, « Sirocco », d’œuvrer à faire connaitre ce 7 è art arabe si injustement délaissé par nos écrans.




« Le voyage de Joseph » de Joud Saïd nous entraîne dans un périple de souffrance et de mort. Tout commence par des montagnes enveloppées de neiges hivernales – la Syrie n’est pas que soleil et chaleur. Et le froid de nous saisir à la gorge d’autant qu’on entend les hurlements des loups. Dans cette solitude glacée un vieux tire un chariot sur lequel est allongé un corps. Dans cette atmosphère de malheur le vieillard sait les rites à donner à ceux qui ne sont plus…

Le cinéaste, Joud Saïd, a le bonheur d’intercaler entre des scènes désespérantes des instants lumineux. Ainsi cette séquence où deux jeunes amoureux parviennent à communiquer grâce à un trou creusé dans un mur de leurs baraques mitoyennes camouflé par un tableau le reste du temps. L’amour transfigurant le sordide, le pitoyable, l’ordinaire humiliant des jours. L’amour plus fort que la guerre qui mutile les chairs et les âmes.

Scènes de violence. Scènes de tendresse. Cette alternance peine cependant à résister à la dure réalité du terrain. Et le poids des traditions patriarcales de plomber encore plus la situation. Après un incendie de leurs baraquements les personnages vont devoir à nouveau fuir vers un ailleurs dont ils ignorent s’il sera plus accueillant ou pire. La tôle ondulée de leurs abris précaires va être remplacée par des tissus de « récupe » bien incapables de préserver leur intimité.

Le vieux incarne une résistance qui s’efforce de faire barrage à un sort funeste. Avec sa barbe blanche et son souci des autres il symbolise la permanence d’une existence normale, d’une existence d’avant le chamboulement des bombes et des massacres, d’une existence digne et fertile en promesses.

Le cinéma syrien nous raconte des histoires différentes des nôtres, qui se déroulent de façon différente, qui découlent d’un imaginaire et d’une mémoire différente. C’est là leur attrait. Ces récits ont le mérite de n’être pas issus de la globalisation culturelle dont on nous abreuve. Ils ont une originalité, une identité qui devraient avoir un profond écho en nous.

Lors du Festival du film méditerranéen qui a précédé Arte Mare, « Les nuits du chacal » d’Abdelatif Abdelhamid avait remporté l’Olivier d’or. C’était en 1988. Cette récompense, la présidente du jury, Françoise Xenakis, journaliste et auteure, l’avait arraché de haute lutte. Le film était géniale osmose de gravité et de légèreté. Son humour pimentait les séquences les plus oppressantes.

Il faut savoir apprendre du cinéma des autres.


Michèle Acquaviva-Pache



                   ENTRETIEN AVEC JOUD SAÏD


A quelle occasion avez-vous décidé de devenir cinéaste ?
Après mon bac en 1997 j’ai suvii un cursus en génie mécanique pendant trois ans. Parallèlement j’écrivais des poèmes. Un jour lors d’un festival cinématographique j’ai vu « Le temps des gitans » d’Emir Kusturica. Ça a été un choc, une révélation. A ce moment là j’ai su que je ferai du cinéma. Quelques années plus tard j’ai rencontré Emir, en discutant on s’est aperçu qu’on avait le même jour de naissance !


Pourquoi avoir choisi de vous former au cinéma à L’Ecole Nationale Supérieure Louis Lumière de Lyon ?
J’ai soumis mon dossier de candidature à plusieurs institutions. J’ai été admis à Louis Lumière. J’ai été ravi car dans cette ville de Lyon j’avais des amis qui y poursuivaient leurs études. Si j’ai postulé pour suivre des études de cinéma en France, c’est qu’au primaire et au secondaire mes parents m’avaient inscrit dans un établissement datant du mandat de la France, conservé à l’indépendance, où l’enseignement était en français. Francophone il était logique que je me dirige sur la France.


Comment s’est passé le tournage du « Voyage de Joseph » ?
Il s’est déroulé normalement puisque la guerre était terminée et qu’on avait plus à craindre les tirs ! Seul handicap ? Notre micro-budget… En plus à cause du Covid on a perdu un peu plus d’un mois où on a été immobilisé. Le gros du film était achevé en décembre 2019. Mais des plans restaient à filmer si bien qu’on a terminé en mai 2022… Il nous a fallu beaucoup d patience et de ténacité.


Quelle est la situation en Syrie après la guerre ?
La guerre a clairement provoqué une perte d’identité qui traduit un cheminement de mort… Avant la guerre l’identité syrienne était relativement laïque quelles que soient les religions professées. Maintenant à cause des affrontements en Syrie et de l’atmosphère générale de la région cette identité semble s’autodétruire ! Mais je veux garder espoir comme le montre la naissance d’un bébé à la fin du « Voyage de Joseph ».


Joseph comme tant d’autres de ses compatriotes va devenir un réfugié. Comment appréhendez-vous cet exode massif des Syriens ?
Cet exode est un point très sensible chez moi. Dans mon film je dis ce que j’en pense. Sauf impératif vital je suis contre ces départs massifs. Beaucoup de mes concitoyens n’auraient pas dû quitter le pays. Je suis pour que le plus grand nombre de gens restent en Syrie parce que c’est le moyen de rebâtir ce qui a été démoli et ça quel que soit le régime en place… Il ne faut pas confondre la politique et l’humanitaire.


Quel est la différence entre le public syrien et le public français ?
Première différence les Français ont une culture cinématographique que les Syriens n’ont pas. Si je veux toucher le spectateur de mon pays, je dois le faire par le biais des sentiments parce que c’est la seule manière de faire passer mes idées. « Le voyage de Joseph » est projeté depuis un mois à Damas, Lattaquié, Alep et la réception du public est excellente. L’affect est le fondement de la société syrienne.


Dans votre film la violence est très pesante. Quelle a été votre approche dans son traitement. Comment ne pas blesser le spectateur et lui faire prendre conscience de la réalité ?
Dans certaines scènes j’ai masqué la réalité de cette violence. Par exemple, lorsque le gamin est violé, je n’ai pas montré ce crime. Mon propos a été de le faire ressentir au public car il n’est pas utile de tourner des images ressortant du voyeurisme. Quant au cercle violence-vengeance il est le reflet de notre décennie noire en Syrie. C’est le miroir de notre réalité. Résultat : on sort d’une guerre injuste qui nous a privé de nos droits les plus élémentaires.


La bande originale dit beaucoup de choses. Est-ce parce qu’elle sous-tend l’image ?
Elle dit l’espoir, la joie, le déchirement, la nostalgie. Elle est à la base de la dramaturgie du film. Musique, chants, chansons suivent l’évolution des personnages. Le « lamento » final exprime peine et malheur de l’histoire que je raconte.


Comment se porte le cinéma syrien ?
Il vit la pire des situations qu’il ait connu. Je crois que le ministère de la culture pourrait arrêter de soutenir la production cinématographique syrienne au profit de la télévision. Pour l’heure j’achève un nouveau film grâce à de petits sponsors. Est-ce là une façon de tourner ?... Les autorités estiment que le 7 è art c’est du luxe alors que le cinéma touche le spectateur au plus près.


Les tournages sont-ils encore un peu soutenus par les autorités ?
Quand on a l’aval de la censure tous les cinéastes ont les mêmes autorisations pour tourner dans l’espace public.


Quel avenir pour le cinéma chez vous ?
On manque de producteurs privés et c’est un frein. Côté salles il reste deux cinémas, un à Damas et un à Alep. Ponctuellement il y a des possibilités de projections dans quelques théâtres.


En Syrie quelle est la question primordiale qui se pose ?
Après dix ans de guerre : convaincre les Syriens qu’ils forment un seul peuple.


Propos recueillis par M.A-P
Entretien réalisé par WhatsApp, Joud Saïd ayant dû rester à Damas, faute de visa à la suite de problèmes bureaucratiques.





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