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Transport maritime : premiers nuages ?

A priori tout va bien, mais ......

Transport maritime : premiers nuages ?


Côté transport maritime, a priori tout va bien : desserte tout au long de l’année, service public, pas de grèves, quasi certitude de pouvoir partir et revenir comme prévu. Un point noir toutefois. Et deux nuages menaçants.


Depuis des décennies, Corsica Ferries, tout au long de l’année, et Moby Lines, de début mai à début novembre, exploitent des lignes maritimes qui desservent la Corse depuis l’Italie continentale. Depuis plus de vingt ans, Corsica Ferries assure quotidiennement des liaisons Corse-Continent français. Depuis quelques années, Corsica Linea et La Méridionale se partagent les liaisons de service public qui garantissent la continuité de liens maritimes quotidiens entre la Corse et le Continent français. Les équipages et les sédentaires de la Corsica Ferries et de la Moby Lines ne font jamais grève.
Leurs homologues des compagnies du service public n’ont quasiment plus recours à ce mode d’action. Le passager lambda peut sereinement programmer ses déplacements. Dans le transport maritime, a priori, tout va bien : une bonne desserte est assurée par le mix concurrentiel-service public ; le conflit social ne fragilise plus l’économie corse ; on a la quasi certitude de pouvoir partir et revenir comme prévu. Tout va bien, enfin presque. Même si l’on tire un trait sur le fait que la création d’une compagnie régionale maritime relève désormais du projet mort et enterré, il convient de relativiser le tout va bien. En effet, il faut compter avec un point noir et deux premiers nuages.


Frein majeur à la circulation des hommes et des marchandises


Point noir :
depuis des années, les liaisons maritimes Corse-Sardaigne sont loin, très loin, de donner satisfaction aux particuliers et aux acteurs économiques. Elles représentent même un frein majeur à la circulation des hommes et des marchandises entre les deux îles. L’exploitation trop souvent interrompue ou désastreuse de la ligne Bunifaziu-Santa Teresa di Gallura est en cause. Focus ! A ce jour, cette ligne est exploitée selon les modes suivants : du 1er avril au 31 octobre, librement par tout opérateur le souhaitant, sans aucune obligation contractuelle ; du 1er novembre au 31 mars, quatre allers-retours dans le cadre d’une délégation de service public ayant été attribuée à Moby Lines par la Région Autonome de Sardaigne. Lors des sept premiers mois de cette année, aucun de ces modes n’a été à la hauteur.
Au début de l’année, le service public a été particulièrement défaillant : une centaine de traversées ont été annulées soit pour cause de mauvaises conditions météorologiques, ce qui est acceptable car personne n’est maître des éléments ; soit pour cause d'incidents techniques récurrents, ce qui est inacceptable quand cela affecte un service public. Alors que la tonalité était à la résignation chez les uns et à la colère rentrée ou à la énième dénonciation chez les autres, la réaction de Core in Fronte a été particulièrement incisive et argumentée.
Fin janvier, ses militants ont bloqué symboliquement un navire dans le port de Pruprià pour exiger « une vraie logique d’échanges maritimes » entre la Corse et la Sardaigne et rappeler : « Pruprià, c’est le port historique qui reliait la Corse à la Sardaigne et ces rotations n’existent plus ». Début février, lors d’une conférence de presse, ses responsables ont expliqué pourquoi s’imposait l’instauration d’un service public fiable entre la Corse et la Sardaigne : « Ça répond à une exigence naturelle, historique, culturelle, géographique de nos deux îles qui sont avant tout des peuples et des nations de la Méditerranée ».
Quelques semaines plus tard, à l’Assemblée de Corse, ses élus ont reproché au Président du Conseil exécutif et à la présidente de l’Office des Transports de ne pas avoir agi énergiquement pour qu’il soit donné suite aux promesses du projet européen GEECCTT-Îles (GEstion Européenne Conjointe des Connexions et Transports Transfrontaliers pour les Îles) ; projet (lancement le 1er
février 2017, durée 24 mois) dont l’Office des Transports était le chef de file et dont l’objet était de créer un GECT (Groupement Européen de Coopération Territoriale) ayant comme objectif une intensification du transport maritime (passagers, fret) entre les îles Corse-Sardaigne-Elbe. Gilles Simeoni a répondu que les acteurs corses et les acteurs sardes n’avaient pas failli. Il l’a fait en rappelant qu’en 2109, la Région Autonome de Sardaigne avait approuvé les statuts et les conventions du GECT ; que l’Assemblée de Corse avait délibéré en des termes identiques ; que les États italien et français avaient pris un décret mais que Paris ayant tardé à publier le texte malgré les relances de la Collectivité de Corse, l’Union Européenne avait sanctionné ce retard en demandant que lui soit soumis un nouveau dossier. Gilles Simeoni a ajouté que, côté Corse, la mise en œuvre d’une délégation de service public Corse-Sardaigne devrait aussi franchir un obstacle juridico-financier : « La dotation de continuité territoriale ne peut au terme de la loi que financer des lignes entre la Corse et le continent français. Ce qui veut dire que si demain nous devons financer une délégation de service public entre la Corse et la Sardaigne, il se posera la question des crédits ».
Au début de cet été (à partir du 14 juin), c’est la libre exploitation qui a été défaillante. Une « avarie technique de nature exceptionnelle » ayant immobilisé un des navire assurant les traversées (le navire de la Moby Lines), ce navire n’ayant pas été remplacé et seul le navire d’une autre compagnie (Ichnusa Lines) étant alors en service, les liaisons entre la Corse et la Sardaigne ont été fortement affectées durant plusieurs semaines et ceci a été aggravé par la difficulté de prendre en charge une haute fréquentation touristique. Passée la mi-juillet, la Région Autonome de Sardaigne et l’Office des Transports de la Corse ont enfin réagi. La partie sarde a indiqué qu’à l’issue d’un « sommet extraordinaire », il avait été adopté avec les compagnies maritimes Moby Lines et Ichnusa Lines, un plan garantissant pour l’avenir l'exécution d’un service minimum. La partie corse a suscité une réunion. En effet, le 23 juillet, Flora Mattei, présidente de l'Office des Transports, a reçu son homologue sarde à Aiacciu.
A l'issue de cette rencontre, il a été annoncé deux bonnes intentions : la mise en place de relations permanentes entre les responsables des transports corses et sardes ; l’urgence de remédier aux dysfonctionnements affectant la ligne Bunifaziu-Santa Teresa di Gallura, notamment en étudiant la possibilité de mettre en place des liaisons complémentaires empruntant des parcours moins exposés aux mauvaises conditions météorologiques. Wait and see...


La Méridionale entre deux feux


Premier nuage
: le danger d’un retour en force de pouvoirs syndicaux, divergents et ne prenant en compte ni les réalités du marché, ni les contraintes financières des compagnies. Ce qui a contribué à creuser la tombe de feu la SNCM. Ceci affecte depuis quelques mois La Méridionale. Cette compagnie est prise entre deux feux : ceux du STC, ceux de la CGT et du SAMM (Syndicat autonome de la marine marchande). Rapide tour d’horizon. La section STC de La Méridionale a dernièrement déposé un préavis de grève reconductible qui pourrait prendre effet le 1er octobre. Le STC entend ainsi faire part de son opposition à une suppression de l’exploitation de la ligne Toulon-L’Île Rousse qui pourrait intervenir à partir du 30 septembre. Selon La Méridionale « aucune décision n’est aujourd’hui actée ».
Certaines informations aisément vérifiables livrées par le STC, permettent toutefois de considérer que la décision est déjà prise : sur le site web de La Méridionale, les réservations pour la ligne Toulon-L’Île Rousse sont bloquées après la date du 30 septembre 2024 ; la direction de La Méridionale laisse filtrer que la rentabilité de la ligne n’est pas au rendez-vous et dit envisager que le navire y étant affecté, pourrait être repositionné sur la ligne déjà existante Marseille-Tanger. Ayant donc des raisons de croire que La Méridionale supprimera la ligne, le STC est vent debout car il estime que cela est contraire aux intérêts de la Corse et à des engagements qu’avait pris le groupe CMA-CGM auquel appartient La Méridionale. Le syndicat martèle : « Les navires qui ont été payés par la Corse doivent rester en Corse et participer au développement économique de l’île […] L’armateur CMA-CGM avait fait part d’une vaste stratégie de développement avec la commande de nouveaux navires et l’ouverture de nouvelles liaisons au départ de Toulon et Livourne ».
Cette situation était cependant prévisible car sa création ayant été contestée et sa capacité de générer des recettes ayant été amputée dès avant ouverture, il était à craindre que la ligne Toulon-L’Île Rousse n’atteigne jamais un équilibre financier. Dénonçant une « ouverture ubuesque et illégale » car menaçant selon eux la pertinence et la viabilité du service public maritime Marseille-L’Île Rousse, la CGT et le SAMM de La Méridionale et de Corsica Linea avaient observé une grève de 48 heures pour s’y opposer (les 11 et 12 mars derniers). Frédéric Alpozzo, secrétaire général du syndicat CGT Marins de Marseille, avait de son côté été jusqu’à affirmer que l’ouverture de la ligne Toulon-L’Île Rousse relevait d’une « décision d'entreprise n’ayant aucun sens aux plans industriel, économique, social et environnemental » et d'une « entente entre armateurs » visant la mise en place d'un « modèle totalement libéralisé ».
La Méridionale a tenté de convaincre que l'ouverture de la ligne Toulon-L’Île Rousse n’empiétait pas sur le service public, en expliquant vouloir satisfaire une forte demande auquel le service public ne pouvait totalement répondre. Peine perdue, CGT et SAMM ne voulaient rien entendre. Pour calmer le jeu et obtenir une fin de conflit, La Méridionale a alors accepté d’exploiter la ligne en se privant du fret, et donc d’une source conséquente de recettes. Le résultat est aujourd’hui connu : faute d’équilibre financier, la ligne sera sans doute fermée. Et après avoir essuyé les feux de la CGT et du SAMM, La Méridionale est désormais confrontée à ceux du STC.


Dotation de continuité territoriale insuffisante


Deuxième nuage
: la dotation de continuité territoriale, enveloppe annuellement versée par l’État à la Collectivité de Corse pour compenser les handicaps de transport liés à l'insularité, ne suffit plus à financer le service public du transport maritime (et, bien entendu, du service public aérien). C’est désormais avéré et sera récurrent. Le Président du Conseil exécutif a acté cette désagréable et préoccupante réalité en soumettant au vote, les 25 et 26 avril derniers à l'Assemblée de Corse, un rapport expliquant pourquoi il convenait de demander à l'État de pérenniser le complément de dotation de 40 millions d'euros obtenu en 2023. En présentant ce document, Gilles Simeoni a été clair : « La Collectivité de Corse attend de l'État qu'il pérennise le complément de 40 millions d'euros décidé en 2023 pour porter la Dotation de Continuité Territoriale de 187 millions d'euros en vigueur depuis quinze ans, à 227 millions d'euros ». À l'appui de cette demande, Gilles Simeoni a fait valoir des surcoûts et contraintes poussant vers le haut les coûts des contrats de délégation de service public (revalorisations salariales, inflation, obligation de décarbonation, hausse des prix des carburants…). Le président du Conseil exécutif a d’ailleurs insisté : « Une dotation figée à 187 millions d'euros est structurellement insuffisante […) Il y a, aujourd'hui, une nécessité de remettre les compteurs à zéro dans le cadre du nouveau pacte budgétaire, financier et fiscal, et d'avoir une discussion de fond sur les modalités de calcul de la réindexation de la dotation pour les années à venir car l'actuel ne nous permet pas de faire face à nos besoins ». Et, ces derniers jours, c’est convaincu de l’existence d’une nécessité et d’une urgence, d’autant que l’examen du Budget national par les députés et les sénateurs est proche, que le Président du Conseil exécutif a décidé qu’il convenait de ne pas attendre pour saisir le nouveau Premier ministre. D’où le fait que dès qu’a été connu le nom de ce dernier, il lui a écrit pour l’alerter sur la nécessité de mener à bien la révision constitutionnelle sur l’autonomie de la Corse et surtout sur l’urgence absolue de revaloriser la dotation de continuité territoriale.
L'État accédera-t-il à cette demande dans un contexte de tensions affectant les finances publiques (le déficit budgétaire de l’État a franchi la barre des 5 %) ? On peut gager que oui car la paix en Corse a un prix que Paris juge encore utile de payer et que la demande est considérée raisonnable et légitime par beaucoup chez nous et au bord de la Seine. Un bémol toutefois : la Corse est exposée à une fin de non recevoir certes minime mais bien réelle (Paris pourrait un jour dire basta). Il est cependant des voix qui, tout en comprenant que la demande du Président du Conseil exécutif est dictée par un nuage menaçant, la regrette car elle souligne un échec de la gestion nationaliste en matière de maîtrise budgétaire et d’autonomie économique et politique.
Ceci a notamment été exprimé par Pierre Poggioli dans sa page Facebook : « Continuer à demander en priorité l'augmentation de la dotation de continuité territoriale (dispositif initialement destiné à mettre à égalité les consommateurs corses avec les consommateurs hexagonaux, du fait du « handicap de l'insularité »), c'est avaliser le fait que l'économie actuelle corse n'est toujours pas à égalité avec l'Hexagone, après tant d'années, donc l'échec de tous nos responsables politiques, y compris depuis 2015 ; accroître toujours plus la dépendance au détriment de nombre de filières qui auraient dû être mises en place et développées, notamment dans le secteur productif lié à l'agro-alimentaire ; apporter toujours plus d'argent public aux gros profiteurs de l'économie actuelle, notamment ceux qui contrôlent toute la filière de l'agro-alimentaire (lobbies importateurs, port de Marseille, transporteurs et grandes surfaces).
D’où toujours peu d'espoirs de baisse du coût de la vie et d'augmentation du pouvoir d'achat (prix décidés et imposés par certains) au détriment de la majorité… C'est en fait révélateur de pratiques aux antipodes d'une revendication de réelle autonomie politique ».



Jean-Pierre Bustori
Crédit photo journal de la corse
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