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Le cédrat corse : renaissance agricole sur les terres libérées du paludisme

L'essor d'une filière d'excellence

Le cédrat corse : renaissance agricole sur les terres libérées du paludisme



Une culture interdite par les fièvres


Jusqu’au milieu du XXe siècle, le paludisme interdisait l’exploitation durable d’une partie des terres les plus fertiles de Corse, notamment celles de la plaine orientale. Les fièvres saisonnières tuaient ou affaiblissaient durablement les ouvriers agricoles. L’été, au moment où les fruits devaient être récoltés, les champs devenaient impraticables, ce qui limitait toute tentative de culture spécialisée et pérenne. Parmi les cultures les plus sensibles à ces contraintes figurait celle du cédratier (Citrus medica), un arbre délicat, exigeant chaleur, régularité climatique, irrigation contrôlée et soins constants. Dans les rares zones assainies du littoral de Balagne, quelques tentatives de culture avaient été menées, mais la plaine orientale — bien que prometteuse — restait à l’état de friche, de marécages ou de cultures vivrières limitées.

La rupture : l’éradication du paludisme et l’assainissement des plaines


La victoire sanitaire remportée sur le paludisme ouvre une ère nouvelle pour l’agriculture insulaire. Des terres jusque-là considérées comme inhabitables sont défrichées, loties, mises en culture. La plaine orientale, entre Aléria et Solenzara, devient un vaste chantier de reconquête agricole. C’est là, notamment autour de Canale di Verde, San Nicolao, Santa Maria Poggio et Cervione, que l’on décide d’implanter la culture du cédrat, jusqu’alors marginale.

L’essor d’une filière d’excellence


Le cédrat corse est cultivé non pour son jus, quasi inexistant, mais pour sa peau épaisse et parfumée, utilisée en confiserie. Très tôt, des liens commerciaux se tissent avec le continent, notamment avec les maisons niçoises de fruits confits. On développe aussi des circuits d’exportation vers les pâtisseries de Paris, les chocolateries suisses, et surtout vers la communauté juive orthodoxe, pour qui le cédrat — etrog — est un fruit rituel fondamental pendant la fête de Souccot. La qualité du cédrat corse est exceptionnelle : gros calibre, parfum intense, peau lisse et uniforme, couleur dorée. Son succès attire des investissements. Des coopératives se forment, notamment autour de Canale di Verde et Prunelli-di-Fiumorbo. Des unités de transformation s’installent. Le cédrat devient un produit emblématique de l’agriculture insulaire, aux côtés de la clémentine, de la châtaigne et de l’huile d’olive.

À son apogée, dans les années 1960-1970, la filière emploie plusieurs centaines de personnes, mobilise des dizaines de producteurs et exporte jusqu’à plusieurs centaines de tonnes de fruits confits ou frais chaque année. La Corse devient même le premier producteur français de cédrats.

Déclin et résistance

À partir des années 1980, la filière entre en crise. Plusieurs facteurs se combinent : gelées printanières de plus en plus fréquentes, endommageant les vergers ; concurrence de l’Espagne, du Maroc et d’Israël, où les coûts de production sont plus bas ; désindustrialisation locale, avec la fermeture des confiseries artisanales corses, déclin démographique rural : de moins en moins de jeunes s’installent pour reprendre les exploitations. Nombre de vergers sont alors laissés à l’abandon ou reconvertis. La production chute. Le cédrat corse, de produit d’export devient un fruit rare, voire oublié, connu seulement des gastronomes ou des historiens de l’agriculture.

Une relance en cours ?


Depuis les années 2010, un regain d’intérêt pour les produits locaux, biologiques et patrimoniaux a suscité plusieurs tentatives de relance. Des passionnés, des agriculteurs installés, mais aussi des chercheurs ou des membres de la diaspora corse tentent de réhabiliter cette culture historique. Des projets de vergers pilotes ont vu le jour à Canale di Verde, Santa Maria Poggio, Tallone. Certains visent une production biologique, d’autres une niche haut de gamme destinée à la pâtisserie fine ou à l’export cultuel (pour le marché du etrog). Des initiatives touristiques valorisent également l’héritage du cédrat dans les musées locaux ou lors de fêtes traditionnelles.

Un symbole agricole et historique


La culture du cédrat est plus qu’un simple épisode économique : elle incarne la transformation de la Corse après l’éradication du paludisme. Elle témoigne du lien entre santé publique, agriculture, développement rural et identité locale. Ce fruit, qui pousse dans des terres autrefois maudites par les fièvres, symbolise le triomphe de la science et du travail sur la fatalité naturelle. Il rappelle aussi la capacité de l’île à produire, à innover, à exporter. Et à renaître, même là où la mort semblait avoir fait son lit.

GXC
Photo : D.R
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