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« De la loi des suspects à l’instauration de Tracfin : parallèle des époques troublées »

Il n’existe pas de tyrannie sans loi.
« De la loi des suspects à linstauration de Tracfin : parallèle des époques troublées »

Il n’existe pas de tyrannie sans loi. En 1793, la France révolutionnaire bascule dans la Terreur, mais cette terreur ne surgit pas du néant. Elle est votée, délibérée, ratifiée : la loi des suspects, adoptée par la Convention, autorise l’arrestation de tout citoyen « dont la conduite, les relations, les propos ou les écrits » inspirent le soupçon. Une formule vague, mais redoutablement efficace pour instaurer un régime légal de persécution politique. Car oui, la Terreur est un “État de droit”, au sens où elle repose sur des textes votés et appliqués par des institutions représentatives. Légal, mais non légitime.

Deux siècles plus tard, Tracfin est instauré dans une logique moins sanglante, mais non moins structurée autour du soupçon institutionnalisé. Dans un contexte post-Guerre froide, puis post-11 septembre, l’État français organise la surveillance préventive des circuits financiers. Là encore, tout est légal. Là encore, tout est voté. Là encore, le droit devient le bras armé de la peur. La continuité n’est pas juridique, elle est politique : la normalisation du soupçon comme fondement de l’action publique.

La loi des suspects : la fabrique légale de la peur

Le 17 septembre 1793, la Convention adopte un texte simple, mais aux effets dévastateurs. Nul besoin de preuve : une attitude, une relation sociale, une opinion passée suffisent. Le soupçon devient preuve. La loi ne dit plus ce qu’on fait, mais ce qu’on est censé penser. Elle ne condamne plus des actes, mais des intentions supposées.

Et pourtant, tout cela est parfaitement légal. Le droit sert ici de paravent, de justification, de façade morale. Ce n’est pas une dictature militaire, mais une dictature légale, fondée sur la fiction du salut public. Ce qui est décidé au nom du peuple finit par anéantir le peuple.

Et les premiers à tomber sont ceux qui l’ont conçue. Danton, puis Robespierre, finissent guillotinés, victimes d’un mécanisme qu’ils pensaient maîtriser. Quand l’arbitraire est gravé dans la loi, il ne connaît plus de limites. La loi d’exception devient une loi de succession.


Tracfin : le soupçon permanent comme norme

Créé en 1990, Tracfin devait initialement lutter contre le blanchiment d’argent. Mais très vite, son champ s’élargit : financement du terrorisme, fraude, corruption, contournement des sanctions internationales… La logique est claire : surveiller l’argent, c’est surveiller les individus. Et pour cela, pas besoin de juge, mais une alerte, une « déclaration de soupçon » émise par une banque, un notaire, un assureur.

Ce sont les professions privées qui, mandatées par l’État, deviennent agents du soupçon généralisé. Des millions de données financières sont croisées, archivées, analysées sans qu’aucune infraction ne soit constatée. Il ne s’agit pas de poursuivre un crime, mais d’anticiper une éventuelle intention, un comportement suspect. Comme en 1793, la suspicion précède le fait.

Et ici encore, tout est encadré par le droit. Mais ce droit évolue constamment, vers plus de prérogatives, plus de flou, plus d’algorithmes. Ce n’est plus la guillotine, mais le déréférencement bancaire. L’exclusion sans jugement. Le soupçon algorithmique.

Le retour du soupçon contre ses maîtres

L’histoire le montre : toute structure fondée sur le soupçon finit par se retourner contre ses propres concepteurs. Tracfin, aujourd’hui organe administratif, peut demain devenir judiciaire, puis politique. Car lorsqu’un appareil d’État a la capacité d’observer, de signaler, de marginaliser sans contrôle extérieur, il devient une arme à retardement

La loi des suspects a fini par tomber sur ceux qui l’avaient conçue. Tracfin, demain, pourrait exposer les responsables politiques eux-mêmes à un soupçon sans appel — car nul n’est à l’abri d’une mécanique qu’il a contribué à légitimer. C’est là la vraie leçon : l’exception n’est jamais temporaire. Elle s’installe. Et elle n’oublie personne

Jean-François Marchi
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