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Enseignement : La langue corse en danger ?

Un dossier sur la langue corse avec un premier volet dédié essentiellement à l'enseignement.

Enseignement : la langue corse en danger ?


Le Journal de la Corse ouvre, cette semaine, un dossier sur la langue corse avec un premier volet dédié essentiellement à l’enseignement. Dans un deuxième temps, il s’agira d’évoquer son évolution au sein de la société corse.


S’il est un thème qui crée un très large consensus au sein de la société insulaire, que ce soit dans la rue ou parmi les élus de toutes les familles politiques, c’est bien celui de la langue corse. Dont l’enseignement-obligatoire- est voté, en mars 2000, par la majorité des conseillers de l’Assemblée de Corse. On est loin, très loin de l’amalgame politique des années soixante-dix, quatre-vingt qui consistait à penser qu’une personne pratiquant le corse en ville -moins dans les villages où c’était plus « naturel » - était considérée comme issue de la mouvance nationaliste.

Mais qu’en est-il, aujourd’hui, de l’enseignement du corse ? Dans ce domaine, force est de constater qu’écoles, collèges, lycées, université, constituent, aujourd’hui le socle indispensable permettant à la langue de se transmettre dans une société où elle ne trouve pas encore sa place.

Pour le reste, rappelons, en effet qu’en guise de préambule à son ouvrage « La coofficialité en 50 arguments », l’universitaire Romain Colonna précise qu’en « 1915, la transmission intergénérationnelle de la langue s’effectue à 85 % dans les familles, un chiffre porté à 2 % aujourd’hui. »

D’où l’intérêt, même si tout est loin d’être parfait, de la pratique du corse en milieu scolaire.


Genèse dans les années soixante-dix

Les prémices de l’enseignement se situent, avec quelques tentatives militantes auparavant, dans les années soixante-dix. Les précurseurs ont alors pour nom Pascal Marchetti, Ghjacumu Fusina, Jean Ciorbuli, Ghjacumu Thiers, entre autres et l’enseignement s’effectue dans l’île, bien sûr mais aussi, en plein coeur du Riacquistu, auprès des Corses de la Diaspora à Marseille, Nice ou Paris...Figure de proue de ce renouveau linguistico-culturel, qui inclut, bien sûr l’enseignement de la langue et la transmission de la culture, Ghjacumu Fusina s’est particulièrement illustré durant toute ces décennies. «L’évolution de la langue corse est bien sûr évidente, rappelle-t-il, quand j’ai débuté, le corse était enseigné en toute fin de journée, il n’y avait pas grand-chose. On est parti de rien en créant nous mêmes, le CAPES en 1991. Mais il a fallu se battre pour cela... »


Un enseignement plus structuré de nos jours

Une analyse que partage son homologue et compagnon de route depuis le Riacquistu, Ghjacumu Fusina : « Avant 1981, explique ce dernier, il n’y avait rien de vraiment officiel à l’exception d’initiatives émanant d’associations. Tout s’est peu à peu structuré avec la création de « Scola Corsa », l’ouverture de l’Université et la mise en route du CAPES de corse mais il a fallu s’y prendre à deux fois. Tout est parti de 1981 avec Alain Savary, Ministre de l’Education Nationale sous François Mitterrand. L’enseignement débutait alors à l’école maternelle et se poursuivait dans le second degré et à l’université. Mais on a commencé par le haut de la pyramide...Nous avons créé 150 postes de professeurs de corse, un concours national est né... De nombreux enseignants d’aujourd’hui ont été mes élèves.»

Au fil des ans, l’enseignement du corse s’est structuré. Aujourd’hui, quand bien même tout n’irait pas pour le mieux, les résultats restent probants dans l’ensemble avec une langue devenue discipline à part entière, bien loin des balbutiements des années soixante-dix. (voir encadré). « Il n’y avait rien, souligne, pour sa part, Ghjuvan Petru Luciani, Secrétaire National STC Educazione, en ce sens, la progression de ces quarante dernières années reste positive et même depuis vingt ans. Les résultats ne sont pas exceptionnels mais l’enseignement est là. Nous manquons toutefois de professeurs. Et l’école ne peut pas, à elle seule, tout résoudre. En dehors du cadre scolaire, le bain linguistique fait cruellement défaut.»

Sortir le corse de l’école pour l’étendre à l’ensemble de la société insulaire, tel sera l’enjeu des prochaines décennies. C’est aussi un paradoxe aujourd’hui quand on sait que la langue a été – trop ?- longtemps interdite dans une politique qui n’a jamais été véritablement en faveur de son développement. Rappelons, à cet effet, que dans son « Rapport sur la Corse » en date de 1836, Ambroise Mottet, Procureur général de Bastia et Député du Vaucluse précisait que « Tant que ce peuple parlera italien
et uniquement italien (corse puisque l’Italie a été fondée en 1860), il ne sera français que de nom... »


L’école vecteur principal de transmission

Sans équivoque de nature politique, force est de constater que longtemps, l’école a contribué à combler, en effet, un fossé linguistique mais aussi culturel, vieux de plusieurs siècles. Combien, parmi nos anciens, n’avaient que le corse comme unique moyen d’expression ? Ce qui explique, en partie, le recul de la langue. Ceci étant, et comme s’accordent à le souligner les différents intervenants, les choses ont bien changé depuis puisque l’école est aujourd’hui le principal vecteur de transmission de la la,gue. Avec, il convient de le souligner, l’aide de l’État. « Il n’y a aucune langue régionale dont l’enseignement public soit autant soutenu par l’Education Nationale que la langue corse, rappelle Julie Benetti, Rectrice de l’Académie de Corse, si l’Ecole de la République ne peut assurer à elle seule sa préservation, elle n’en est pas moins devenue le premier levier de sa transmission aux jeunes générations. Cette politique volontariste se traduit par des moyens très conséquents dans le premier comme le second degré. Elle se décline également dans une série de mesures prises pour accompagner dans une approche qualitative son développement... »

Pour étayer ses propos, Julie Benetti évoque le bilan de la mis en œuvre du dernier Contrat de Plan Etat Région (CPER).
« Il laisse apparaître,
ajoute-t-elle, une progression significative de la diffusion de l’enseignement de la langue corse, que l’on considère le nombre d’élèves concernés (plus de 12 000 inscrits en filière bilingue, soit 45% des effectifs dans le premier degré et 30% des élèves de sixième) ou le vivier des professeurs habilités (600 enseignants habilités dans le premier degré, soit 40% de nos professeurs des écoles). La quasi-totalité de nos élèves de sixième suivent un enseignement de la langue corse. »

Une analyse que ne partagent pas les enseignants, notamment en ce qui concerne les récentes réformes. Un point particulièrement sensible que défend la Rectrice. « La réforme du collège a permis d'inscrire le choix des options, de la langue corse en particulier, dans une logique de cycle de la 5ème à la 3ème, explique-t-elle, l'érosion des effectifs des élèves inscrits en option qui se manifestait à l'entrée en 4ème avant la réforme a pu, ainsi, être enrayée. Les élèves qui choisissent l'option langue corse en 5ème la suivent désormais de façon continue jusqu'en 3ème (soit 55% de l’effectif global). Dans le cadre de la réforme du baccalauréat, la création d'un enseignement de spécialité "langue, littérature et culture corses", crédité d'un coefficient 16 (sur 100), vient reconnaître à la langue corse un statut sans précédent, équivalent à celui de disciplines comme les mathématiques ou la philosophie. Nos élèves conservent par ailleurs la possibilité de choisir la langue corse en LV2 ou en option, la demande de revalorisation du coefficient de l'option ayant été récemment prise en compte. Autre avancée significative, les lycéens peuvent suivre l'un des enseignements du tronc commun (enseignement scientifique ou histoire-géographie) en langue corse. Enfin, le grand oral, crédité d'un coefficient 10, peut être adossé à la spécialité "langue, littérature et culture corses" et présenté pour partie en langue corse. S'agissant enfin de l'enseignement standard, la quasi-totalité de nos élèves suivent un enseignement de langue corse en classe de 6ème et plus de la moitié de la 5ème à la 3ème. »


Un débat ramené dans la sphère politique

Du côté enseignant, on reste encore dubitatif quant à la réalité du terrain par rapport aux chiffres et à l’évolution de ces dernières années. Une caractéristique étayée par les tensions entre la Collectivité de Corse et le Rectorat. « Le niveau baisse d’une année sur l’autre, ajoute Jean-Pierre Luciani, il faudrait sans doute songer à renforcer le second degré comme ce fut le cas pour le premier. »

« Le véritable problème, glisse Marcu Biancarelli, enseignant, c’est la reconnaissance d’un véritable statut du corse et non celui de langue régionale. Mais nous savons que le ministère n’est pas favorable au développement des langues régionales. »

Ce qui place, de nouveau, le débat au coeur de la sphère politique où un autre élément important vient se greffer avec l’arrivée massive de personnes non corsophones, chaque année dans l’île. L’’école devient alors également un vecteur d’intégration. Enfin, vient s’ajouter le principe de coofficialité donc de statut officiel de la langue, appelé de ses vœux par la mouvance nationaliste. Sur ce point, Ghjacumu Thiers se veut particulièrement explicite. « Actuellement, nous n’avons pas les instruments nécessaires ni le contenu pour mettre la coofficialité en place. Prenez l’exemple de la France. Chaque année, une vingtaine de personnes travaillent à l’élaboration d’un dictionnaire unique. En Corse, chacun édite le sien. Il y a un manque de cohérence même si la reconnaissance de la langue pourrait marquer un temps fort dans son évolution. Là aussi, nous avons du travail. »

Reste donc l’aspect éducatif où l’immersion pourrait constituer une belle transition. Pour l’heure, six écoles de ce type existent dans l’île, en ajoutant les deux, associatives, celles-là, ouvertes par « Scola Corsa » en septembre dernier. « Nous avions fait le pari à l’époque, ajoute Ghjacumu Fusina, d’opter pour une généralisation de l’enseignement de manière à le répandre partout au niveau scolaire. La solution peut venir aujourd’hui des systèmes immersifs car les enseignants sont confrontés à beaucoup d’élèves non corsophones d’où une pédagogie plus difficile à mettre en place. C’est un système qui a fait ses preuves ailleurs. »

Même si la situation du corse reste délicate, de par son statut de langue minoritaire menacée de disparition, son évolution en milieu scolaire permet tout de même une réelle avancée. Pour ce qui est de la société, les différentes actions, formations et certifications dans le public et le privé devront, comme l’enseignement, se structurer dans le temps, en respectant, autre problème, les parlers des principales micro-régions de l’île. Mais il faudra une volonté politique nationale, une prise de conscience générale dans l’île et sans doute le « sacrifice » d’une génération pour arriver, d’ici une vingtaine d’années, à conférer au corse, le statut de « lingua di u pane » nécessaire à sa survie.

 Chiffres rentrée scolaire 2020
1er degré
62 % des écoles primaires proposent un enseignement bilingue (soit 156 écoles et 19 écoles de plus en 5 ans).
11 000 élèves sont inscrits en filière bilingue (soit 45 % de l’effectif) et 1 600 élèves de plus en 5 ans.
Ressources en personnels enseignants
210 enseignants bilingues issus du concours spécial.
142 enseignants habilités de plus en 5 ans dont 126 dans le cadre du grand plan de formation.

2nd degré
29 collèges avec cursus bilingue
3 lycées avec cursus bilingue
Effectifs élèves
La quasi- totalité des élèves de 6ème suivent un enseignement de langue corse.
30 % des élèves de 6ème sont inscrits en filière bilingue.
En lycée, 20 % des élèves de seconde suivent un enseignement de langue corse (LV B option) ,15% en classe de 1ère et de terminale. (LV B option, ou enseignement de spécialité).
Ressources en personnels enseignants
111 professeurs de langue et culture Corses
-Une vingtaine d’intervenants en langue et cultures corses


Ghjiseppu Turchini, président de l’Associu di l’Insignanti LCC et de Scola Corsa
« Actuellement, l’école est devenue l’espace principal du maintien de la langue »
Infatigable militant de la langue corse depuis plus de 30 ans, Ghjiseppu Turchini analyse la situation de langue corse en milieu scolaire



Comment mesurez vous l’enseignement de la langue corse depuis ses débuts dans les années quatre -vingt dix ?On a mis près de 35 ans pour permettre à la langue corse de se faire une petite place dans l’enseignement. Les deux réformes des collèges et lycées nous font faire un bond en arrière catastrophique.



Dans quelle mesure ?
Actuellement, 90 % des élèves inscrits en 6e reçoivent un enseignement en langue corse. Ils ne sont plus que 50 % en 5e, 40 % en 4e, 30 % en 3e et 15 % au lycée. Avec la réforme des collèges, incluant la LV2 en 5e, la moitié des élèves qui ont suivi un enseignement depuis le primaire, arrêtent le corse. Le deuxième choc est constitué par l’entrée au lycée. La réforme Blanquer a eu des conséquences dramatiques avec le coefficient dédié au corse descendu à 0,3 de la note finale. Même si, depuis, il est remonté, le mal est fait. Résultat, les effectifs se réduisent tout comme les postes et les heures.


L’enseignement scolaire ne peut, pour autant, pas suffire pour sauver la langue corse, qu’en dites-vous ?
C’est une évidence ! Il faut une pratique dans la société et une fonctionnalité de la langue. Elle doit, pour cela, être présente dans l’administration, la vie économique, les médias...On peut considérer, à l’inverse, que sans l’enseignement scolaire la langue est perdue. Actuellement, l’école est devenue l’espace principal du maintien de la langue.


L’école immersive ?
Constatant le net recul de l’enseignement depuis 35 ans, nous avons décidé de mettre notre propre réseau d’école immersive en place : scola corsa. C’est à notre sens, la solution. Preuve de cette fiabilité, des élèves de maternelle inscrits en école immersive ont fait plus de progrès en un mois que d’autres en une année. En école immersive, tout, de l’enseignement aux aides-maternelles en passant par la cantine ou la garderie s’effectue en corse. L’enfant n’a jamais recours à l’usage du français.


Pour autant, la langue pratiquée ne sera plus la même en dehors de l’école. Comment y remédier ?
C’est une réalité mais nous sommes face à des enfants réellement bilingues. Il faut savoir, en outre, que les résultats en français à partir du CP, sont meilleurs que ceux des autres sites. Les élèves de lycées immersifs basques et bretons obtiennent les meilleurs résultats chaque année au BAC. L’enfant bilingue ou plurilingue développe plus de capacités dans toutes les disciplines.


On évoque aussi un certain laxisme dans l’enseignement.
La structuration actuelle de l’enseignement fait reculer et décourage de nombreux professeurs. On fait courir le bruit qu’ils sont seuls responsables, pas assez attractifs... Pourquoi l’administration ferme-t-elle les yeux sur certains qui profitent du système ? Ce n’est pas la faute de l’enseignant si on lui donne de mauvaises habitudes. Ceci étant et pour revenir au coefficient, je voudrais bien connaître le nombre d’élèves inscrits dans une autre discipline si elle était optionnelle avec un coefficient de 1.


l’Avenir de la langue corse en milieu scolaire ?
Il passe par un Grand Plan de Formation dans le secondaire, calqué sur celui du primaire avec des Emplois à Temps Plein pour remplacer les enseignants en formation. Nous avons, pour cela, un potentiel de 250 personnes habilitées au sein de l’Académie. Il faudrait également un réseau d’animateurs pédagogiques pour aider les enseignants du secondaire et une évaluation permanente de l’efficacité de ce dispositif. Au Pays Basque Français- 300000 habitants- un élève sur quatre est issu d’une scolarité immersive. Il n’y a pas de raison pour qu’on ne puisse pas, nous aussi, à terme, scolariser un quart de nos élèves en immersif.



Interview réalisée par Philippe Peraut
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