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Criminalité corse : regarder la vérité en face est une nécessité

Criminalité en Corse : le puzzle mouvant des bandes criminelles et l’impensé politique
Criminalité corse : regarder la vérité en face est une nécessité

Il est préoccupant de constater que, pour la seconde fois, une note classée « confidentiel » du SIRASCO a fuité dans la presse et désormais circule en Corse. Que ce document soit devenu « public" interroge la fiabilité d’un service censé œuvrer dans la plus stricte discrétion. Cette fuite profite néanmoins à certains journalistes. Ainsi, Antoine Giannini, journaliste de Corse Matin, publie un article plus documenté que celui du Monde, qui néanmois ne met pas en exergue les erreurs d’un document visiblement écrit pour satisfaire une hiérarchie avide de résultats et qui mélange d’anciennes situations avec de nouvelles et n’hésite pas à impliquer des personnes n’ayant rien à voir avec la grande criminalité.

La relève criminelle née d’une dérive nationaliste

Une réalité dérangeante s’impose : certains individus liés au nationalisme supplantent les anciennes familles criminelles grâce à l’ambiguïté entretenue autour des activités clandestines. La grande délinquance, autrefois structurée autour de lignées bien connues, semble dépassée par une nouvelle génération, souvent jeune, encadrée par d’anciens clandestins, figures majeures du FLNC, qui continuent d’exercer une influence puissante et persistante, notamment dans certains quartiers sensibles.

Un objectif limpide : l’argent public

Leur but est clair : contrôler les ressources publiques. À travers réseaux, entreprises, nominations et alliances, cette entreprise rencontre un certain succès. C’est l’hypocrisie d’un pan du mouvement nationaliste : en public, on multiplie discours indignés et réunions moralisatrices ; en coulisses, certains ferment les yeux sur une infiltration désormais difficile à ignorer. Plusieurs noms cités dans la note du SIRASCO appartiennent à la mouvance nationaliste, ce qui rend leur silence encore plus troublant et inquiétant, voire complice.

Une neutralité complice

La posture de neutralité affichée, souvent au nom d’une prétendue équidistance ou de l’unité du peuple corse, s’apparente de plus en plus à une complicité tacite. Il faut un aplomb certain pour dénoncer la corruption sans nommer ses auteurs, même s’ils relèvent du même courant idéologique. Le refus de désigner les responsabilités affaiblit toute tentative crédible de moralisation et encourage l’impunité rampante.

La justice : des mots sans effets sur les maux

La justice affiche volontarisme et plans d’action, mais les condamnations majeures se font rares, l’impunité règne dans les affaires sensibles. Cette inefficacité renforce le sentiment d’une justice à deux vitesses, voire paralysée face à certaines influences politiques ou sociales, ce qui mine la confiance des citoyens et fragilise durablement le tissu social.

Des faits anciens qui comblent des incompréhensions

La note mentionne souvent des alliances aujourd’hui disparues parce que les protagonistes ne sont plus en lice. Cela donne l’impression que les enquêteurs ont parfois voulu faire du neuf avec du vieux. Dans ce maelstrom criminel, les bandes, composées de quelques individus, ignorent souvent leur trajectoire future, conditionnée par opportunités de trafic ou règlements de compte violents et sanglants.

Une opacité organisée

Ce climat fait d’accusations floues, de connivences et de dénonciations sélectives, contribue à l’opacité générale. La Corse devient-elle un territoire où le pouvoir institutionnel est pris en otage par une criminalité habilement masquée par des revendications politiques ? Des figures issues du militantisme indépendantiste, se réclamant d’une pureté idéologique, participent de fait à la captation des ressources publiques et au contrôle économique. La tendance actuelle donne des signes inquiétants. Quels éléments, comme la proximité ou un certain mépris du bien public, font qu’à lire cette note, on a l’impression chì ùn ci n’hè più un palmu di nettu, que tout est pourri.

Une prise de conscience indispensable

Face à cette situation, les initiatives citoyennes restent faibles, les contre-pouvoirs minorés, les médias locaux souvent soumis à pressions, autocensure et compromissions. Une partie du monde politique, nationaliste ou non, semble tétanisée à l’idée de dénoncer les dérives. D’autres y trouvent intérêt direct ou indirect.
La Corse traverse une période critique : l’émergence d’un pouvoir parallèle, parfois légitimé par le militantisme, mais structuré selon des logiques mafieuses, menace la démocratie locale et l’image d’une île en quête de reconnaissance et de développement durable. Cette situation appelle un sursaut lucide, courageux et désintéressé des forces politiques, judiciaires et citoyennes. Quant à l’État, il serait temps qu’il cesse la politique de la poudre aux yeux, faute de quoi il serait indécent de dénoncer la fameuse omertà. Sinon, la criminalité ne sera plus un parasite social, mais son principal vecteur d’organisation, ancrant durablement la peur, la défiance et la méfiance dans la société corse, et sapant les fondements mêmes de la cohésion insulaire.


Criminalité en Corse : le puzzle mouvant des bandes criminelles et l’impensé politique

Un lecteur attentif de la dernière note du SIRASCO, révélée par Le Monde, et Corse Matin ne peut manquer d’être frappé par deux constats majeurs : d’une part, l’extrême fluidité du paysage criminel en Corse, où les bandes semblent insaisissables, constamment recomposées ; d’autre part, le grand absent de cette radiographie : le terreau politique sur lequel s’adosse cette criminalité polymorphe.

Le terme « mafia » revient à plusieurs reprises sous la plume de Jacques Follorou, comme pour entériner une évidence. Pourtant, en Corse, ce mot lourd de connotations est d’un usage délicat. Il suggère une organisation structurée, centralisée, hiérarchisée – à l’image de la Cosa Nostra ou de la ’Ndrangheta. Or, ce que la note laisse entendre en creux, et que le journaliste du Monde semble oublier, c’est précisément l’inverse : le monde criminel corse reste éclaté, fractal, plus proche d’un kaléidoscope que d’un bloc organisé. Notons d’ailleurs que l’article s’appuie sur un document classé « secret défense », ce qui en dit long sur l’état de ce « secret ».

Un archipel de bandes

Assassinats, arrestations, règlements de comptes : ces événements ne marquent jamais la fin d’un système. Ils déclenchent au contraire l’émergence de nouvelles microstructures. Trois ou quatre hommes, une moto, quelques armes, un quartier ou un village suffisent pour qu’une nouvelle bande se forme. Le phénomène est quasi organique : la criminalité corse fonctionne par divisions cellulaires.

Ces microbandes ne sont pas les prémices de structures mafieuses traditionnelles, mais plutôt des vecteurs d’instabilité. Là réside la singularité corse : chaque « victoire » judiciaire engendre un surcroît de désordre. Une arrestation d’un côté entraîne une recomposition de l’autre. Un règlement de comptes en Balagne modifie les équilibres dans le Niolo. Une saisie de drogue à Propriano favorise l’essor d’un trio émergent à Evisa. Tout est lié, mais rien ne tient durablement. Le système se nourrit ainsi d’un cycle sans fin de violences et d’ajustements stratégiques, rendant toute tentative de stabilisation illusoire.

Une structure en strates

Ce que l’on nomme abusivement « mafia » recouvre en vérité une organisation en strates.
À la base : les petites mains, souvent des jeunes désœuvrés, chargés de surveillances, d’intimidations, de transports, de recel.
Au-dessus : les chefs de bande, figures locales, parfois brutales, parfois charismatiques, qui tiennent un territoire.
Tout en haut : les médiateurs, ceux qui font le lien avec le monde politique, économique, et surtout les rentes publiques.

Les petites mains rêvent de grandeur

Comme sur le continent, le trafic de drogues dope l’audace de ces petites mains. En quête de reconnaissance et de pouvoir, elles cumulent armes, relais logistiques et compétences pour tenter, elles aussi, d’émerger dans la cour des grands. Ce processus produit une criminalité de plus en plus imprévisible, instable, hors hiérarchie, nourrie d’ambitions explosives et de rivalités féroces. Et voilà que les « invisibles » de la société corse, les jeunes Corses d’origine maghrébine, commencent à émerger, le plus souvent en jouant des rôles subalternes. Mais avec une intelligence et une ruse qui rappelle le personnage principal du Prophète de Jacques Audiard, grâce un entregent ethnique avec la délinquance continentale, il ne fait aucun doute qu’un jour ils feront jeu égal avec les voyous « de souche » ou supposés tels.

Les « requins » : au carrefour du crime, du pouvoir et de l’économie

C’est au sommet que les lignes deviennent les plus troubles. L’infiltration du tissu économique local est ancienne, diffuse, et remarquablement efficace. On retrouve ces figures dans le BTP, l’immobilier, les sociétés para-administratives, les chambres consulaires, les services, les marchés publics. Ils investissent, corrompent, parfois même se font élire. Et surtout, ils manipulent les petites mains comme des instruments de pression ou d’intimidation. Ce ne sont plus de simples voyous : ce sont des opérateurs d’influence, des acteurs clés qui tirent les ficelles dans l’ombre, assurant une porosité inquiétante entre sphère légale et illégale.

La Balagne : théâtre d’une guerre déséquilibrée

C’est aujourd’hui en Balagne que ce théâtre d’ombres prend une tournure dramatique. Le conflit de longue date entre les Costa et les Mattei – deux groupes ancrés dans des villages de montagne – a changé de nature depuis l’incarcération de Dominique Costa, accusé de l’assassinat d’Antoine Francisci le 13 mai 2019. Le clan Costa, décapité, semble éclaté, sans leadership. Le vide stratégique laissé a précipité une recomposition brutale.

Mais cette rivalité dépasse les enjeux contemporains : elle plonge ses racines dans des histoires anciennes – possession de pacages, querelles de lignage, alliances ancestrales. En Balagne comme ailleurs, la criminalité conserve les strates du passé. La modernité n’efface jamais totalement les héritages. C’est une criminalité enracinée, mais en perpétuelle mutation – une alchimie toxique entre mémoire longue et opportunisme.

L’impensé politique : le lien avec la rente publique

C’est à ce niveau que la lecture du SIRASCO devient muette. Aucune interrogation sur le rôle politique du système criminel, sur le lien entre affaiblissement de l’État, dépendance aux fonds publics, et récupération de cette manne par des réseaux criminels.

À Ajaccio notamment, des figures influentes – issues ou proches du Petit Bar – semblent exercer un quasi-monopole sur l’accès à la rente publique, tout en se tenant à distance du banditisme visible. La Chambre de commerce et d’industrie réunifiée est même citée dans la note comme un cas emblématique.

Le constat est clair : tout converge vers la captation de l’argent public. Immobilier, tourisme, agriculture de façade, événementiel, énergies renouvelables… Partout où il y a subvention, une bande s’organise. Et à l’approche des élections – municipales de 2026 en ligne de mire – les tensions s’aiguisent. Les pressions sur les candidats se multiplient, les menaces aussi. Les alliances se forment ou se déchirent. L’objectif est toujours le même : soutenir des édiles malléables, prêts à sacrifier l’intérêt général sur l’autel du pouvoir et des réseaux.

Le flou des concepts et l’impuissance de l’État

L’usage répété du mot « clan » par les journalistes continentaux ne clarifie rien. Ce terme, passe-partout, qui mélange les bandes criminelles, les anciens partis politiques, les liens familiaux, entretient une forme de mythologie journalistique. Que désigne-t-il ? Une fratrie criminelle ? Une alliance ponctuelle ? Un réseau politique traditionnel ? L’effet de brouillard est total. « Clan Costa », « clan Mattei », « clan Pantalacci » : ces étiquettes simplifient à l’excès, masquent les mécanismes réels et dissimulent les responsabilités.

Or, les bandes corses n’ont jamais constitué un bloc stable. Elles sont liquides, instables, en recomposition permanente. Une vexation, un non-dit, une mauvaise répartition du butin suffit à faire tout exploser. Et si la police accumule les informations, comme le montre la note du SIRASCO mais reste impotente face au cœur du système : les relais financiers et les complicités politiques.

Un empilement d’échecs et un verrou stratégique

À quoi bon documenter des décennies de recomposition si les structures d’impunité restent intactes ? À quoi bon photographier une délinquance qui change tout aussitôt si on ne connaît pas les relais familiaux, amicaux, la sociologie de la société, et, pourquoi pas, l’histoire de la violence en Corse ? Les atteintes visibles aux biens, règlements de comptes, incendies, attentats, ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Tant que la justice ne percera pas l’écosystème opaque qui relie certaines bandes à des décideurs économiques et à certains élus, la criminalité corse prospérera. Ce constat peut paraître désabusé, mais il est lucide : la recomposition est permanente, endémique, enracinée dans une société de proximité et d’interconnaissance.

Elle ne prendra tout son sens qu’à partir du moment où l’on nommera enfin le cadre politique sur lequel se greffent l’affairisme et la criminalité. C’est le véritable nerf de la guerre. C’est là que l’État doit regarder. Mais le fera-t-il ?

Tant que la répression évitera, pour des raisons politiques ou institutionnelles, les véritables carrefours du pouvoir criminel, là où s’entrelacent l’argent sale, l’influence politique et la captation des fonds publics, toute action restera incomplète… un éternel recommencement.

Et tant que des figures bien connues, bénéficiant d’une impunité manifeste malgré la connaissance de leurs actes, continueront d’agir sans être inquiétées, la confiance populaire dans l’État de droit ne renaîtra pas. Surtout dans un territoire qui, comme la Corse, garde une mémoire vive des collusions et de l’impunité, faisant peser une ombre lourde sur l’avenir démocratique et social.

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Photo : GXC
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