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Quelles suites pour une mobilisation historique ?

Depuis 2014, l'annonce de la cessation des actions clandestines et une grande série de conquêtes électorales ont marqué un tournant dans l'histoire du nationalisme corse , dont la dimension contestataire semblait inexorablement s'étioler.

Quelles suites pour une mobilisation historique ?


Depuis 2014, l'annonce de la cessation des actions clandestines et une grande série de conquêtes électorales ont marqué un tournant dans l'histoire du nationalisme corse , dont la dimension contestataire semblait inexorablement s'étioler. Suite à l'incroyable agression contre Yvan Colonna, en mars 2O22 marque ainsi un grand retour de la contestation populaire, qui a poussé le gouvernement à ouvrir immédiatement de nouvelles perspectives institutionnelles pour la Corse.


L’agression d’Yvan Colonna, le 2 mars 2022, a déchaîné une mobilisation contestataire dont la Corse avait perdu l’habitude. Si le pic a certainement été atteint lors de la manifestation de Bastia le dimanche 13 mars, c’est bien la conjugaison de la durée, de la multiplicité et de l’intensité qui est la plus marquante. Durant ces onze jours, les observateurs extérieurs ont surtout relevé les incidents avec les forces de l’ordre et la grande implication des plus jeunes. Je noterai plutôt que la colère et l’émotion ont été très largement partagées, dans toutes les classes d’âge, bien au-delà des nationalistes, et que cela s’est traduit par une série de rassemblements exceptionnelle par le nombre, la répartition et l’affluence. Les deux manifestations de Corte et de Bastia ont été de grands succès populaires, mais des dizaines d’autres évènements ont été organisés dans toute l’île. Même si de nombreux militants ont participé à plusieurs actions, il est probable qu’au total plus de 20000 personnes aient été réunies. Pour retrouver une mobilisation nationaliste de cette ampleur – certes avec des formes différentes –, il est probable qu’il faille remonter à l’avant-procès de l’affaire Bastelica-Fesch, en janvier 1981, alors que la plupart des militants jugés étaient en grève de la faim depuis plusieurs semaines.

Cette mobilisation a déjà porté des fruits, vraisemblablement aidée en cela par le fait que la responsabilité de l’État est lourdement engagée dans l’agression. La levée du statut de détenu particulièrement signalé d’Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri, décidée par le gouvernement au nom de « l’apaisement », était depuis trop longtemps attendue mais n’est pas pour autant négligeable.

Toutefois, les résultats pourraient être de portée plus large, puisque le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est venu trois jours dans l’île afin d’ouvrir un dialogue politique qualifié de « sans précédent », évoquant non seulement l’hypothèse de l’autonomie mais celle – bien plus précise – du modèle polynésien. Rien n’est acquis à ce stade (et ne devrait être acquis avant les élections présidentielles et législatives), d’autres questions-clés semblent plus ou moins écartées, et la confiance est loin d’être assurée. Cependant, après cinq ans de lourdes déceptions, l’ouverture d’une telle perspective suscite logiquement de l’intérêt et je propose ici quelques réflexions sur la nature de l’autonomie régionale et sur les conditions d’une tel changement de système pour la Corse.


Sur la nature de l’autonomie

Nombreux sont ceux qui ont immédiatement posé la question du contenu de l’autonomie, et on ne saurait leur donner tort. Nous vivons déjà dans un monde où l’indépendance et la souveraineté n’ont rien d’absolu, particulièrement dans l’Union européenne. Les restrictions à la souveraineté sont présentées comme volontaires, mais ne se traduisent pas moins par une sujétion aux règles et aux juridictions européennes. En d’autres termes, la souveraineté étatique – l’indépendance – ne signifie jamais que l’on dispose d’une liberté totale dans ses choix politiques.

Logiquement, l’autonomie offre des latitudes encore inférieures par nature, étant donné qu’elle s’intègre dans un ordre juridique supérieur qui est celui de l’État. Néanmoins, elle pourrait signifier une transformation essentielle pour les institutions de la Corse.

Dès 1982, le statut particulier prévoyait que l’Assemblée de Corse pourrait proposer au gouvernement des adaptations de dispositions législatives et réglementaires à la situation de l’île. Même si les pouvoirs locaux ont toujours pu émettre des vœux de toute sorte à l’attention de l’État, l’insertion de ce dispositif n’était pas totalement anodine. Elle semble signifier qu’a priori, des adaptations étaient jugées utiles.

Or, en 2010, un rapport de l’inspecteur général des services de la collectivité territoriale de Corse, José Colombani, fit un cruel constat : 40 propositions avaient été adoptées depuis 1982, généralement d’une grande modestie, et la moitié ne reçut aucune réponse. Seules deux furent rapidement et pleinement suivies d’effet. À tort ou à raison, ce dédain ne pouvait guère engager les élus corses à pleinement s’investir dans la conception de ces demandes d’adaptation.

L’autonomie, à proprement parler, repose sur une logique très différente. Pour les collectivités d’outre-mer définies comme autonomes, elle réside essentiellement dans la liberté d’adopter des normes en se fondant uniquement sur les normes hiérarchiquement supérieures : la Constitution, le statut du territoire, les engagements internationaux de l’État, et les principes généraux du droit.

Il ne s’agit plus de faire de simples propositions, ni même de présenter des demandes d’habilitation à un Parlement déjà surchargé de travail, comme le prévoyaient les projets de loi constitutionnelle de 2018 et 2019. De nombreuses autorités ultramarines, notamment les départements et régions d’outre-mer, peuvent demander de telles habilitations à adapter des dispositions législatives depuis 2007, et les résultats ont été insignifiants.

L’autonomie consiste donc à pouvoir adopter ses propres normes, y compris dans le domaine de la loi et sans contrôle politique, ce qui aurait deux implications majeures. D’un côté, les choix de l’Assemblée de Corse auraient beaucoup plus d’effets de droit, seraient beaucoup plus prescriptifs, et auraient par là même un impact très supérieur sur le territoire et la société. D’un autre côté, ces choix devraient théoriquement être plus adaptés aux données, contraintes et ressources de la Corse, et ainsi permettre d’obtenir de meilleurs résultats que les lois nationales. La théorie est une chose, la pratique une autre, mais l’autonomie représente bien une potentialité. Reste à savoir l’exploiter.


Un grand défi pour la Corse

Même en se limitant aux cas d’autonomie législative, on trouve des situations extrêmement contrastées. Par exemple, l’autonomie des Féroé est bien plus large que celle de la Sardaigne. De lourdes différences sont observables y compris dans le cadre d’un même pays. Ainsi, la Polynésie exerce beaucoup plus de compétences que Saint-Barthélemy.

Il n’empêche qu’à Saint-Barthélemy, île de quelque 10000 habitants, le conseil territorial fixe depuis 2007 les règles applicables dans de nombreuses matières ressortissant au domaine de la loi. Pour ne citer que les principales : impôts, droits et taxes ; urbanisme ; construction ; habitation ; logement ; circulation routière et transports routiers ; desserte maritime d'intérêt territorial ; droit domanial et des biens de la collectivité ; environnement, y compris la protection des espaces boisés ; accès au travail des étrangers ; énergie ; tourisme. Cela ne signifie pas que toutes les normes adoptées localement sont très éloignées du droit commun, mais l’île a ainsi son propre code de l'urbanisme, de l'habitation et de la construction, son propre code de l’énergie, son propre code de l’environnement, etc.

Le poids des habitudes et le martèlement des principes unitaires sont tels que nous peinons à concevoir l’existence d’une telle autonomie dans un si petit territoire français, mais c’est la réalité. En France métropolitaine, comme dans les départements et régions d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution, les dispositifs de différenciation restent sous contrôle étroit du pouvoir étatique et ont généralement des effets insensibles. En revanche, les collectivités régies par l’article 74 constituent une véritable mosaïque, où les élus locaux sont généralement dotés de pouvoirs infiniment plus larges que ceux des élus corses. La question – très complexe – de la qualité de leur usage est naturellement ouverte, mais il ne semble pas que la qualité de vie ait baissé dans ces territoires depuis l’avènement de l’autonomie.

Cela ne signifie pas que l’Assemblée de Corse sera immédiatement dotée de pouvoirs équivalents, d’autant que l’exercice de l’autonomie est normalement plus contraint dans le territoire métropolitain, car les normes de référence de l’Union européenne se surajoutent à celles de l’État. Les transferts pourraient bien être plus progressifs, et on peut rappeler ici que le parcours de l’autonomie polynésienne a débuté en 1977.

Cela n’empêchera pas non plus l’expression de grandes craintes : les élus corses, qui seraient déjà bien en peine d’exercer leurs actuelles compétences avec efficacité, seraient totalement dépassés et ils pourraient concrètement livrer l’île aux puissances de l’argent, en particulier aux puissances mafieuses. On ne saurait écarter ces craintes d’un revers de main, d’autant que plusieurs collectivités d’outre-mer ont été négativement signalées. Toutefois, si les élus corses devaient être investis demain de telles responsabilités, cela n’interdirait pas le renforcement sensible des moyens dédiés à la justice et spécialement à la répression de la grande criminalité. Il faut aussi espérer que cela se traduise par une implication civique supérieure de la part des citoyens et des différents acteurs de la société.

Reste la question de la compétence politique, de la capacité à exercer convenablement ses fonctions afin que ladite autonomie soit bénéfique à la Corse. Il ne fait guère de doute qu’un tel transfert de prérogatives, qui plus est dans le domaine de la loi, représenterait un choc pour la classe politique et l’administration. Toute réforme suppose des coûts d’apprentissage et ces coûts peuvent être assez lourds. En somme, on ne peut être persuadé que la qualité de l’action publique progressera automatiquement et rapidement grâce à l’autonomie, mais est-ce une raison suffisante pour s’en remettre ad vitam aeternam à la plus ou moins bienveillante tutelle étatique ?

André Fazi
Politologue. Maître de conférence
en sciences politiques à l'Université de Corse
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