• Le doyen de la presse Européenne

Le choix des armes

La relation des corses avec les armes

Le choix des armes

Au pas de tir, Danae refait son chignon.
Enveloppée par l’odeur de la poudre et au rythme des coups de feu, elle pointe son pistolet vers les cibles
La jeune femme répète ses gestes, médite, travaille sa respiration.
Et dans un ultime élan, de profil aux cibles, elle inspire, remonte son bras droit sans fléchir, son pistolet en calibre 22 Long Tifle est le prolongement de son corps, et tire.


A 27 ans, Elle est la dernière inscrite du Club de tir sportif à Purtichju.
« Je le fais pour moi, ça me calme, je suis détendue. J’ai essayé et ça m’a transcendé, il fallait que j’en refasse absolument ».
Elle n’a pas hésité à rejoindre le club, bien que l’univers soit masculin et victime de beaucoup de préjugés.
« J’étais confiante, je me sens bien dans ces univers masculins, et puis, je sens bien qu’on nous y donne volontiers l’accès. »

C’est lors d’un voyage en Russie que la jeune femme s’est véritablement essayée au tir sportif.
« On est allé dans un stand à Moscou très encadré et j’ai adoré l’expérience, il fallait que je recommence »
Bien après son retour, Danae hésite à se lancer, à sauter le pas ; c’est son activité professionnelle qui va la motiver à rejoindre le tir, comédienne, elle retrouve beaucoup de similitudes entre les planches et le stand.
« Dans le fait d’être tout à fait « prêt » à y aller, à tirer, d’être calme avant et pendant l’action, et que c’est en fonction aussi de l’humeur du jour comment tu vas tirer et surtout ne pas lâcher, rester concentrée. Pleins de choses en fait ! Et de savoir aussi qu’on a une arme dans les mains c’est une espèce d’enjeu comme sur scène on ne peut pas y aller pour faire les cowboys, faut être prêt et être humble quand tu rates et recommencer »

En vingt ans, le nombre d’armes enregistrées est passé de 42 349 à 119 722 soit
341 armes pour 1 000 habitants. Un ratio comparable à des états américains comme le Texas ou l’Iowa.
Bien loin de Houston, le club de tir sportif de Purtichju compte un peu plus de 300 inscrits, amateurs ou compétiteurs, Georges Betti, président, est plus que satisfait. Le stand se rajeuni et même, se féminise ! Quinze pourcents des inscrits sont de inscrites !
Le nombre de licenciés ne cesse de croitre, il a été multiplié par 3 en moins de 5 ans. Et si les stands sont plus populaires, les compétitions de tir, elles, sont un peu délaissées, les compétiteurs se font plus rare.
Le tir sportif devient une pratique accessible, loin du secret des initiés.
Rigoureux sur les règles et la sécurité, Georges et son équipe s’appliquent à tordre le cou aux préjugés.
« On n’est pas des cow-boys ici ! ».
Entre deux séances, ce vieux tireur avec plus de 30 ans de pratique, se confie.

Pendant la discussion, un autre adhérent s’occupe de surveiller le pas de tir.
Ce jour-là, les 15 places sont prises. Tout le monde écoute les consignes du responsable, les mouvements sont à la limite de la synchronisation collective.
« On a la chance d’avoir de bons cadres et des volontaires, ça fait plaisir de voir le club se développer, on s’entraide ». Poursuit le président.
Une fois la journée au stand de tir passée, une question demeure, d’où vient cet engouement ?
Existe-t-il au-delà de la simple dimension sportive, une explication culturelle ?
Le doctorant en histoire moderne, Paul Turchi a quelques explications à ce sujet.

Il y a en Corse 41 412 détenteurs d’armes selon le Système d'information sur les armes (SIA).
Encore fraîchement inscrite, elle n’a pas encore fait l’acquisition d’une arme mais compte bien y remédier, l’achat d’arme de catégorie C se fait à la présentation d’une licence de tir sportif alors que les armes de catégories B, nécessite une autorisation en préfecture, 6 mois minimum d’inscription à un stand et d’autres prérequis comme la possession d’une armoire forte à son domicile.
Aujourd’hui, l’île se hisse au sommet des détentions légales d’armes à feu.

Les Corses aiment les armes, ils y sont culturellement attachés.
Au début du siècle dernier encore, la Corse n’était pas encore prête à abandonner la tradition des comices centuriates et des plaids mérovingiens, celle des assemblées d’hommes libres en armes.


Comment expliquer un tel engouement, historiquement, quelles sont les relations des Corses avec les armes ?

L’histoire des Corses et de leurs relations avec les armes, c’est une histoire à multiples facettes.
En effet, il est commun de considérer, comme une image d’Epinal, que le Corse est armé pour faire face aux invasions multiples qui ont assailli l’île depuis l’Antiquité.


Or, et nous pourrions discuter le terme même d’invasion, il apparait surtout que le port des armes est une façon de renforcer, au sein de l’île elle-même, la puissance du groupe (famille, partisans, clan etc.), avec pour optique de conforter sa position dans la course aux ressources limitées de l’île.
Que la lutte soit celle des seigneurs de Cinarca entre eux, dans le sud de l’île, ou celle des Caporali (notables ruraux constituant des groupes solidaires) dans la grande majorité de la partie nord de l’île, les Corses ont subi un état de pression violente collective qui a duré des siècles, tout en ayant maille à partir avec les puissances extérieures excitant les jeux politiques par le biais d’envoi de troupes armées sur le territoire insulaire afin de favoriser telle ou telle faction.
De plus, la proportion de Corses ayant servi dans les armées de la péninsule italique, des troupes pisanes jusqu’aux soldats des battaglioni dei Corsi de Rome, est assez importante, eu égard à la démographie de l’île. Le métier des armes a constitué, pour nombres de ressortissants de l’île, le moyen d’échapper à une société économiquement inégale, à une condamnation devant les magistrats, ou d’essayer l’exploration d’une voie permettant l’émancipation sociale. Ainsi, se battre et manipuler des armes a été une façon de se sustenter pour bon nombre d’insulaires qui ont ramené cet habitus dans leurs bagages lors de leurs retours sur leurs terres.
Cette forme de tradition martiale perdure, d’ailleurs, jusqu’à l’époque contemporaine lorsque les premiers membres des factions clandestines nationalistes actives et paramilitaires sont constituées d’anciens soldats de l’armée française, ayant servi durant la deuxième Guerre Mondiale ou en Algérie (sans omettre le rôle des étudiants corses). Les méthodes et armes héritées de leur passé militaire servant désormais à une lutte politique et idéologique.
Nous pouvons aussi parler ici du rôle de la chasse dans la société corse traditionnelle. Le chasseur nourrit et protège, défend les cultures et utilise son arme dans un cadre alimentaire. Cependant, il initie, dans les familles, les garçons à ce métier et leur permet le passage à l’état d’homme par l’apprentissage de l’arme à feu. Ici aussi, l’arme prend plusieurs significations car elle permet de défendre le foyer tout en étant un outil de violence potentielle contre une agression.


Quid de l’état de droit sur l’ile alors, l’arme n’est-elle pas une garantie de justice et de sécurité pour les insulaires ?

Il est à noter que la Corse est confrontée à un phénomène de banditisme tout au long de son histoire (sur terre comme sur mer avec les pirates) qui ne relève pas d’une imagerie « mériméenne » mais bien d’une réalité socio-économique délabrée. La Corse produit très peu de denrées au-delà de celles nécessaires à la satisfaction de ses propres besoins, de sa subsistance, et l’industrie, jusqu’au XIXe siècle, y est presque inexistante. De fait, une partie de la population se trouve marginalisée et exerce une violence qui est fille de la pauvreté. Le danger est sur les routes, à la selva (au maquis, pourrions-nous dire) et un territoire restreint avec des ressources réduites excite l’instinct prédateur des démunis ou des soldats sans armées, en déshérence. La lame et la poudre sont à la fois armes et outils (même si les premières armes à feu arrivent en Corse à la fin du XVIe siècle, lors de la conquête française de 1553). Il ne faut pas oublier que, comme dans les Westerns spaghetti, vous me pardonnerez cette expression, il existe aussi des chasseurs de prime pour qui ramener une tête de bandit, au sens littéral du terme, permet de faire fortune.


La règlementation des armes en Corse, laxisme ou machiavélisme ?

Au niveau de la règlementation, sous la période génoise, que ce soit celle de l’Ufficio di San Giorgio ou de la République de Gênes, l’octroi d’une autorisation de port d’arme, individuelle ou collective, a constitué une source de profits non-négligeables pour le trésor ligure et a servi à bien des opérations politiques de promotion de tel ou tel groupe au détriment d’un autre. Jouant ainsi sur la concurrence violente, les Génois ont délibérément, par laxisme ou de manière consciente, en alternant les interdictions et les autorisations de manière alternative et souvent absurde, contribué à ancrer la possession des armes et leurs utilisations dans les mœurs d’une population qui doit se protéger d’un environnement généralement hostile tout en conservant de manière violente ses propres possessions.


Certains journaux aiment l’idée de mettre en comparaison les statistiques de détention d’armes en Corse en comparaison avec les USA. Sont-elles vraiment comparables ?

La différence entre la Corse et les USA, sur le rapport aux armes, est assez différent même si quelques similitudes existent. En Corse, sous régime juridique français, les armes de catégorie A (armes de guerre) sont interdites tandis que les autres catégories sont soumises à autorisations spéciales (de détention ou de port). Aux USA, le Deuxième amendement de la Constitution autorise la création de milices et le droit de détenir une arme pour défendre son foyer. Si cela entraine deux états de droit différents et si comparaison n’est pas raison, nous pouvons cependant, en nous laissant aller à une libre interprétation, à relier ces rapports aux armes par une forme de croyance fondamentale au droit de propriété ainsi qu’à une forme de droit naturel qui surpasserait les juridictions des hommes, notamment par la conviction en une idée de justice populaire, individuelle ou collective, qui permet de défendre sa propriété et l’intégrité du groupe quoi qu’il en coûte. Les USA et la Corse se sont construits historiquement sur des logiques parfois similaires, notamment pour ce qui est des espaces ruraux très peu peuplés et dangereux situés entre deux pôles urbains, constituant ainsi des espaces de violence, de banditisme et de danger.


Le phénomène se cantonne-t-il à la Corse ou, on le retrouve dans toute la ceinture culturelle méditerranéenne ?

La Corse, dans son rapport à la violence, est assez similaire à de nombreux autres territoires de Méditerranée, comme la Sicile mais aussi comme la Provence (jusqu’au début du XXe siècle). Pour ce qui est de la possession d’armes, la fin de l’URSS a permis à l’Italie de capter un grand nombre de matériel délaissé ou revendu au marché noir (notamment par le biais de l’ex-Yougoslavie). La façon d’imputer aux Corses un taux de possession d’armes parmi les plus importants du monde est un reliquat des caricatures héritées de Colomba et des cartes postales du bandit-berger-chasseur datant de l’époque de l’essor du tourisme en Corse et qui visaient à vendre l’image de vacances en zone périlleuse pour les bourgeois d’Europe, notamment d’Angleterre.
Au-delà de ces clichés, nous restons cependant le territoire de France avec le plus haut taux d’homicides par armes à feu. Mais comme toujours, dans les territoires périphériques éloignés du centre de décision, l’appareil judiciaire a bien du mal à lutter contre ce fléau qui reste, malheureusement, le fruit de cette lutte historique entre plusieurs groupes afin de s’accaparer les ressources limitées d’un pays restreint
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