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A Parola à : Josepha Giacometti Piredda

<< La paix ce n'est pas le renoncement >>
Josepha Giacometti Piredda
« La paix ce n’est pas le renoncement »



Durant les débats des 4 et 5 juillet derniers à l’Assemblée de Corse, Josepha Giacometti Piredda a porté seule le message de Corsica Libera et assumé l’unique abstention du camp nationaliste. Explications sans langue de bois ni défausse.



Vous vous êtes abstenue. Votre explication de vote a notamment évoqué trop d'ambiguïtés. En quoi consistent-elles ?

Je veux d’abord parler des lignes rouges « la Corse dans la République et « ne pas créer deux catégories de citoyens » qui ont été entérinées dans le compte-rendu signé entre le Président du Conseil exécutif et Gérald Darmanin. Ce n’est pas une lubie, le Président du Conseil exécutif l’a d’ailleurs rappelé dans sa présentation finale avant le vote. La délibération finale, après des heures d’échanges, explicite l’évidence : ces lignes rouges sont dépassables au regard du droit et sans objet dans le cadre des discussions.
Il faut donc aller au bout du raisonnement. Pourquoi sont-elles sans objet ? Sont-elles admises comme des horizons indépassables ? Sortons de l’ambiguïté. Si l’on ne repose pas les termes d’un accord politique, la mention de la notion de Peuple Corse, notamment dans le préambule d’un Titre pour la Corse dans la constitution française, risque de devenir un artifice symbolique. Or ce qui nous intéresse, c’est que ce peuple soit reconnu comme la seule communauté de droit (économiques, sociaux, culturels, linguistiques) sur sa terre. Soit c’est une notion juridique susceptible de subir la censure du Conseil constitutionnel, soit c’est une notion politique contenue dans un accord politique.


Vous avez aussi regretté une absence de précision concernant la reconnaissance du peuple corse et son droit d’être maître de son destin. Faire figurer cela dans le texte transmis à Paris alors qu’Emmanuel Macron a signifié que toute remise en cause de l’appartenance de la Corse à la République relevait d’une ligne rouge, n’aurait-il pas été provocateur ainsi que nuisible au processus et aux chances d’aller vers l’autonomie ?

Je ne le crois pas. Si l’on admet être dans le cadre d’un processus au caractère évolutif, ce qui est intangible c’est son évolutivité. Là aussi la rédaction finale de la délibération est ambiguë. Dans le cadre de ce processus évolutif et progressif, le peuple corse reconnu dans ses droits devra être maître de son destin et se déterminer à terme en conséquence. Il s’agit tout simplement d’un processus démocratique. Par ailleurs, sans confondre les étapes qui devront être validées par différents référendum, il faudra à terme impérativement poser la question de la redéfinition du corps électoral.


Votre parti représente une bonne partie du nationalisme indépendantiste. Ses prises de position très critiques concernant le processus et votre abstention ne sont-elles pas de nature à affaiblir la voix et la crédibilité de ce que certains appellent le « front patriotique » ?

Il convient de contextualiser. Après des années de déni démocratique, il a fallu qu’Yvan Colonna soit lâchement assassiné et que la jeunesse se mobilise pour que l’on dépêche en Corse le Ministre de l’intérieur français pour « calmer » la rue. S’en est suivi l’ouverture de ce que certains ont trop tôt qualifié de « processus historique ». Nous avons pour notre part eu une position constante : d’une part, participer aux discussions et y faire valoir nos propositions afin de se hisser à la hauteur des enjeux ; d’autre part, poser un regard lucide sur ce qui était en train de se passer.
Le Président du Conseil exécutif a laissé Paris être le maître des horloges et des ordres du jour durant près de 14 mois. En lieu et place de véritables négociations, nous avons donc assisté à la mise en place de discussions techniques où nous montions analyser des présentations powerpoint préparés par les services ministériels. Dès septembre 2022, par une question orale posée au Président du Conseil exécutif, j’ai demandé, comment il escomptait organiser la concertation à l’Assemblée de Corse avec l’ensemble des groupes, puis entre élus nationalistes, mais aussi avec ce qu’il est d’usage d’appeler « les forces vives », pour que se dessine en Corse le projet opposable à Paris.
Rien n’a été mis en place. Et là, parce qu’Emmanuel Macron a exigé la copie, il a fallu organiser la session des 4 et 5 juillet où ont été lancés des appels à la convergence et à l’unité nationale. J’ai été très claire dans mes différentes interventions, il ne s’agit pas de confondre une convergence dans la précipitation autour du texte conclusif de la dite première phase de discussions et la nécessaire mise en œuvre d’un projet pour une solution politique négociée à défendre face à Paris. Solution politique pour laquelle il faudra travailler à la convergence réelle du mouvement national. Et dans ce cas, comme nous l’avons toujours été, nous serons au rendez-vous. C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit qu’à l’occasion de la session des 4 et 5 juillet, j’ai déposé une contribution portant sur les points qui apparaissent comme les fondamentaux d’un accord politique à la hauteur des enjeux. Il ne s’agit donc pas d’affaiblir la voix de la Corse face à Paris, mais au contraire de contribuer à la rendre audible en portant un projet ambitieux et à la hauteur des enjeux


La position de Corsica Libera n’a-t-elle pas été en grande partie dictée par la volonté de se différencier de Core in Fronte qui revendique être indépendantiste mais soutient la démarche du Président du Conseil exécutif en invoquant que l’autonomie est une étape vers l’indépendance ?

La question n’était pas de se positionner pour ou contre l’autonomie. Nous sommes indépendantistes et il est admis depuis longtemps que l’autonomie peut constituer une étape vers l’indépendance. C’est d’ailleurs pour cela qu’il nous faut être exigeants et ne pas accepter un statut au rabais, qui serait pire que le statu quo. Et nous savons aussi qu’au delà de la définition du statut, il nous faudra jeter les bases d’une solution politique négociée. Mais pour l’heure les négociations telles qu’elles ont été menées ne permettent pas encore de l’envisager.


Ne craignez-vous pas que Corsica Libera passe pour un parti opposé au dialogue et au compromis ?

Si nous étions opposés au dialogue, je ne participerai pas aux discussions place Beauvau. Nous apportons modestement notre contribution sur tous les sujets. Ensuite, pour parler de compromis, il faut parler d’accord politique et de reconnaissance mutuelle des termes de celui-ci. Pour l’heure il ne s’agit pas de cela. Nous entendons beaucoup parler de volonté de résolution du conflit. Nous y aspirons tous sincèrement. Mais, je l’ai d’ailleurs dit à plusieurs reprises, la paix ce n’est pas le renoncement. Et chacun doit prendre sa part. Depuis 2014 et le geste fort de l’organisation clandestine, les victoires démocratiques du mouvement national se sont succédées. Pourtant, comme je le disais précédemment, il a fallu un drame immense et la mobilisation de la jeunesse pour que s’ouvrent des discussions.
De plus, lors de ces discussions, nous avons souvent eu l’impression d’assister à un jeu de dupes où des éléments sont avancés mais sans que se manifeste, du côté de l’État, une volonté réelle d’aboutir. Et d’aboutir à quoi ? Une inscription dans la Constitution ne revêt pas le même sens pour tous de part et d’autre de la table. Je ne parle pas non plus de communication à grand renfort d’éléments de langage bien choisis et de visite présidentielle lors de nos discussions à Beauvau…
Selon nous, il existe une distorsion importante entre la réalité des « négociations » telles qu’elles ont été menées de part et d’autre jusqu’à aujourd’hui et la façon dont elles sont présentées aux Corses. Je souhaite sincèrement, que la seconde phase de ces « négociations » voit se dessiner les bases nouvelles d’un accord politique, dans la méthode et dans les principes. J’ai en effet la conviction que notre approche critique et exigeante est un des éléments nécessaires à la réussite du « processus ». Nous tenons toute notre place, celle de représentants d’un courant historique du combat des 50 dernières années avec ses fondamentaux qui constituent non pas des dogmes, comme certains se plaisent à le sous-entendre, mais des principes sans lesquels toute solution politique serait vouée à l’échec.


Ne craignez-vous pas que Corsica Libera soit accusé de rancune et d’amertume ?

Nous entendons beaucoup parler, nous visant, de rancune, d’amertume, du fait, je cite, que « 2021 n’aurait pas été digéré » et que cela dicterai notre conduite. C’est un peu facile et permet d’éviter l’analyse de fond ! Mais ces affirmations étant énoncées publiquement, il convient d’y répondre clairement. Je le ferai d’abord à titre personnel, niveau auquel je me place rarement car je suis dans les discussions la représentante de Corsica Libera. Mais une fois n’est pas coutume, d’autant plus que ce que je vais dire n’est pas en contradiction, loin s’en faut, avec la volonté portée par mon parti.
Donc, ceux qui me connaissent le savent, la rancune et l’amertume n’ont jamais été et ne seront jamais pour moi des moteurs. Celles-ci finissent par faire perdre de vue l’intérêt collectif au profit de petites satisfactions d’égo de courte durée. Je ne saurais en être ni l’instrument, ni l’instigatrice. J’observe que l’histoire de la Corse et de la lutte de libération nationale a été ces derniers jours beaucoup convoquée, trop à mon sens, pour sacraliser la session du 4 juillet et que, tacitement ou plus explicitement, on s’apprêtait à la suite du vote à désigner les patriotes et les responsables de la division et d’un l’éventuel échec. Pour ma part, je n’ai de leçon de patriotisme à recevoir de personne et ne me permets pas d’en donner.
Quant au courant auquel j’appartiens, il a œuvré ces dernières années pour l’unité nationale sur des bases programmatiques claires et continuera de le faire. Mais aussi, pour parler clairement, il convient de ne pas éluder que la remise en cause des accords politiques Pé a Corsica, avec une division organisée car opportune à l’époque, a constitué une faute sur le plan politique (pour ne parler que de ce plan là). Nous l’avons d’ailleurs dit en son temps. Aussi, à l’heure des appels à l’unité du mouvement national pour la mise en place d’un projet de société à la hauteur des enjeux et de la mise en œuvre d’un rapport de force politique, certains éléments devront être sereinement posés, non pour être ressassés mais pour pouvoir à terme être dépassés. Mais, les 4 et 5 juillet dernier à l’Assemblée de Corse, ce n’est pas de cela qu’il s’agissait. Nos réserves concernant la tentative de convergence précipitée autour d’une délibération commune se situaient à un autre niveau, celui du contenu et du projet.


Pas même un peu de rancœur ? Ne craignez-vous pas d’être isolé voire marginalisé ?

Parce que nous sommes critiques, nous serions dans la rancœur ? Parce que le projet nous semble fragile, que nous explicitons ces fragilités à travers une contribution que nous portons publiquement, nous serions dans le ressentiment ? Concernant la marginalisation, des tentatives d’y parvenir existent et je suis tentée de vous dire : « rien d’étonnant, l’État français à une longue tradition dans ce domaine ». Il y a quelques semaines, à l’Assemblée de Corse, je rappelais l’expérience que nous confère notre histoire. Nous connaissons malheureusement les manœuvres d’un côté et de l’autre de la mer, l’important c’est que chacun ait les yeux ouverts et ne joue pas le rôle que l’on attend de lui dans ces jeux troubles. Pour notre part, nous ne tomberons pas dans ces pièges grossiers.
Pour en revenir à la délibération finale adoptée et sans en amoindrir la portée, elle n’est pas le point final des négociations, elle n’est pas la définition de l’accord politique pour la résolution du conflit entre la Corse et la France, elle n’est pas le projet du mouvement national pour une solution politique négociée à défendre à Paris. En revanche, elle représente les bases de l’entame de la « seconde phase de négociations ». Trop d’ambiguïtés demeurent même si j’ai modestement contribué à élever le niveau d’exigence de cette délibération. Elles fragilisent les suites de la négociation, je l’ai expliqué dans le détail. Elles risquent même de rendre la suite de la négociation illusoire si un nouvel accord politique n’est pas défini.
C’est pour cela et uniquement pour cela que je me suis abstenue. Des évolutions positives sont peut-être devant nous mais cela passe aussi et surtout en Corse par un changement de braquet dans la conduite des discussions. Et nous comptons y contribuer pleinement.


Il est donc cohérent et utile pour vous de vous impliquer encore dans le processus. Alors, quelles revendications prioritaires porterez-vous ?

Oui et dans l’état d’esprit qui a été le mien jusqu’à aujourd’hui. C’est-à-dire en appelant à la définition d’un accord politique pour que le présent cycle de discussions devienne une véritable négociation entre les élus de la Corse et le gouvernement français. Il faut également, autour de la question de la reconnaissance du peuple corse et de ses droits, clarifier le chemin constitutionnel. Concernant les priorités, dans cet entretien, je ne peux bien entendu être exhaustive. Je citerai donc des exemples concrets et significatifs. D’abord le statut de résident que nous considérons comme un élément d’une citoyenneté (accès à l’emploi, définition du corps électoral…). Celui-ci doit en effet conférer des droits différenciés à ceux qui l’acquièrent, sauf à considérer qu’il soit simplement un outil juridique et fiscal qui ne permettrait pas de distinguer les acquisitions faîtes par des étrangers à la Corse et le patrimoine des corses. Le glissement sémantique opéré par le ministre de l’Intérieur, je veux parler de l’évocation d’un « statut de résidence », est à cet endroit préoccupant.
Dans le contre la montre engagé contre la dépossession, l’ambiguïté n’est pas permise. Ensuite la co-officialité de la langue. Aucun chemin constitutionnel n’est pour l’heure proposé, la délibération reprend simplement la volonté exprimée, y compris à l’Assemblée de Corse en 2013, dans ce domaine.
Ensuite également, la question du transfert des compétences. Selon nous, tous les domaines transférées doivent l’être totalement, y compris la Fiscalité, la Santé, l’Éducation et le Social. Bien entendu, il est admis que c’est un transfert progressif, comme il est d’usage en la matière et que les différentes phases devront associer l’ensemble des parties prenantes, notamment les personnels concernés. Cette progressivité nécessaire ne doit cependant pas conduire à envisager le maintien de compétences partagées. Le principe de responsabilité doit prévaloir. J’ajoute que nous avons, notamment dans les domaines du social et des droits des travailleurs, un certain nombre de propositions à faire valoir.


L’absence d’agenda annoncé concernant l’arrêt des poursuites, la libération des prisonniers, la suppression des sanctions financières ainsi que du fichage Fijait, pourrait-elle conduire à votre retrait du processus ?

C’est une question fondamentale. Nous le rappelons à chaque occasion. Si l’on veut véritablement s’engager dans une résolution du conflit, ceux qui en ont payé le prix fort ne peuvent en être exclus. Notre contribution a d’ailleurs notamment consisté à lever toute ambiguïtés de rédaction sur ce sujet.
En séance publique, j’ai eu une nouvelle fois l’occasion de rappeler que la répression se poursuivait. De façon inédite pourrait-on dire, on procède à des incarcérations déguisées de très jeunes garçons. Le plus jeune, Lisandru, n’est âgé que de 16 ans et sur la base d’un dossier vide se retrouve en foyer fermé dans la région marseillaise, loin des siens et de sa terre. Cela n’est pas un bon signal de la part de l’Etat français qui prétend être résolument engagé dans un processus de discussions.
Et que l’on ne vienne pas une fois encore évoquer l’indépendance de la justice. Il y a en la matière beaucoup de « coïncidences » et bien trop souvent. Tous les élus et plus particulièrement les nationalistes, doivent refuser avec force cette logique répressive qui concourt aux tentatives de déstabilisation que nous évoquions plus haut.


Corsica Libera considère que pour préserver l’existence sur sa terre du peuple corse menacé de disparition, un changement de cap est indispensable rapidement. Concrètement, quel changement ?

Concrètement, il s’agit de mettre en œuvre le rapport de force politique nécessaire. Je l’ai martelé durant quatorze mois, le Conseil exécutif a laissé le gouvernement français être le maître du temps et des ordres du jour. Le compte-rendu signé entre le président du Conseil exécutif et le ministre de l’Intérieur français ne doit plus présider à nos échanges ni dans son principe ni dans la méthode. Le président du Conseil exécutif et sa majorité n’ont pas voulu jusqu’à ce jour se donner tous les moyens de créer l’indispensable rapport de force qui n’est pas exclusif mais complémentaire d’un dialogue franc et constructif.
Désormais, l’Assemblée de Corse doit mettre en œuvre autour des principes fondamentaux, les concertations et travaux nécessaires avec l’ensemble des parties prenantes. Il convient donc d’associer, tout ce que notre pays compte de forces capables de bâtir concrètement un projet. Sur le plan strictement constitutionnel, nous disposons d’une somme de travaux au premier rang desquels figure le Rapport Wanda Mastor. En dehors de l’Assemblée de Corse, nous souhaitons bâtir un projet partagé par l’ensemble du mouvement national et par les « forces vive »s qui ont rendu les discussions possibles, je pense notamment, mais pas exclusivement, à la jeunesse, à l’Università di Corsica, aux forces syndicales de travailleurs (salariés, agriculteurs,…) N’en restons plus à faire des démonstrations, agissons ! L’Assemblée de Corse est certes la matrice des négociations et l’ensemble des élus de la Corse doivent pouvoir, d’ici, y travailler.
Pour autant, si l’on veut réussir, il ne faut plus susciter le sentiment d’une confiscation du débat dans les sphères institutionnelles. Il faut redonner toute sa place à l’expression du peuple corse. La prise de parole d’Emmanuel Macron est attendue comme une sorte de point de départ. Pour notre part, nous attendons plus de ce que sera notre capacité réagir. Nous ne savons pas à si cette prise de parole aura lieu, comme annoncé, le 14 juillet ou plus tard. Nous ne savons pas de quelle nature elle sera. En revanche, nous savons que nous pouvons organiser la réponse, que la prise de parole soit ou non « positive ».
En 2021, prés de 70% des électeurs se sont prononcés en faveur des listes se revendiquant du mouvement national. Ce fait doit être pris en compte par Paris et c’est à nous de le faire clairement entendre ! Il s’agit au fond de faire respecter la démocratie corse qui s’est exprimée depuis 2015 à plusieurs reprises. Cela relève de notre responsabilité !


Quel débat, quelles propositions de mobilisation et d’action ?

Nous avons contacté les collectifs d’anciens prisonniers et les syndicats. Nous allons associer le plus largement possible ceux qui se reconnaissent dans une vision patriotique, pour une solution politique globale. Il ne s’agit pas de décréter mais de créer les conditions du débat pour jeter les bases d’une véritable convergence et des mobilisations à venir.


Propos recueillis par Jean-Pierre BUSTORI
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