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<< Dépêchons - nous , la vie n'attend pas >>

Voilà ce qu'écrivait un vieil homme à ses enfants et à ses petits enfants
« Dépêchons-nous, la vie n’attend pas »
Voilà ce qu’écrirait un vieil homme à ses enfants et à ses petits-enfants.


Un jour, j’ai vieilli. Ou plutôt non. Je n’ai pas vieilli. Mon corps a vieilli. Ma tête, elle, a conservé intactes ses capacités d’espérances, de plaisirs éphémères ou de bonheurs fondamentaux. Et, tout à coup, il a existé ce hiatus, ce paradoxe entre la façon dont j’étais perçu et de ce qui m’animait.


Hier encore

Étrange sensation que celle d’habiter un corps en partie coupé de sa perception de la vie. Hier encore j’avais vingt ans et le monde au bout des doigts. Il suffisait que je le désire pour me lancer dans un voyage afin de découvrir l’autre, tous les autres.

Partir était une règle d’hygiène mentale. Le slogan du mois de mai 1968 était : « Cours camarade le vieux monde est derrière toi » sublimé par « L’histoire nous mord la nuque ». Nous bouffions la vie à pleine bouche. Nous l’embrassions, nous la dévorions. Nous savions que la vie comme l’histire n’attend pas et ne repasse jamais les mêmes plats. L’amour était à coup sûr l’un de nos carburants. Aimer et être aimé… Pas nécessairement le grand amour. Mais une infinité de grandes amours pour découvrir l’autre, l’essayer, le tenter, être tenté. Que de soirées à laisser aller des mains se balader à la découverte d’une peau, d’un sexe. Et ses regards qui se noyaient dans leurs eaux mutuelles à la recherche des courants amis, des tempêtes joyeuses, de courses furieuses et follement passionnées.

Un pieux mensonge

Le vieillissement referme beaucoup de ces chemins buissonniers. On raconte, bien forcé, que le vieillissement ouvre d’autres portes, plus sages il est vrai, plus sereines. Non, mes enfants, c’est dans bien des cas un pieux mensonge inventé par de vieilles personnes qui ne possèdent plus que cette malice dans leur besace.

Vieillir n’est pas un don du ciel. C’est tout simplement une loi implacable de la nature. Mais vous, vous qui possédez encore cette innocence du jeune âge, qui êtes encore habité (e) s par l’inconscience du temps qui passe, partez, revenez, regardez, goûtez et savourez comme des gourmets car la vie n’attend pas. Rien n’est plus triste que la nostalgie et les regrets de ce qui aurait pu advenir et qui n’a jamais faute d’audace. Riez, chantez de vos jeunes gorges avant d’atteindre ce palier atroce qu’on appelle la raison. Rien de plus irraisonnable que cette raison qui agit comme une ceinture de chasteté alors qu’en vous tout s’agite.

Tout instant est porteur d’un bonheur absolu

Mais n’allez pas croire qu’à un âge donné, la date de péremption tombe comme la hache du bourreau, que les volets se ferment à jamais. Pour peu qu’on croie à la vie comme on croit au jour qui se lève, alors tout moment devient porteur d’un instant de bonheur absolu. Il reste en nous la savoureuse sensation de ce qui nous a permis de dire : « Je vis ». Un corps nu et offert, une chevelure dénouée marquant le mystère de l’autre. La vie n’est qu’un trop bref voyage d’une rive à l’autre. À la naissance, on ouvre les yeux sur ce qui est comme celle ou celui qui au petit matin, ouvre ses volets. A vita hè un'affaccata di balconu. On cligne des yeux et il vous est signifié que bientôt il va falloir clore cette étape avant d’en aborder une autre. Tout sera passé si vite. Le bonheur c’est aussi l’être aimé dont la silhouette s’estompe lorsque les chiens disputent les heures du soir aux loups. Ce sont ces vêtements abandonnés et lascifs, témoins d’une rencontre. Ce sont ces êtres vivants qu’on observe sans qu’ils le sachent et, de ce fait, témoignent d’une grâce infinie, celle de la vie sans apprêt, sans artifice.

La vie n’attend rien

Appréhender la beauté n’est en définitive qu’une affaire de perspective spirituelle. Celle ou celui qui n’attend rien recevra de la nature et de la vie de somptueux cadeaux qui émergeront d’une fleur, d’un animal, d’un sentiment. Celles ou ceux qui chercheront à capturer ces merveilles les verront s’évanouir comme des mirages, éclater comme des bulles alors même qu’ils pensaient les posséder. La vie n’attend pas, mais la vie n’attend rien. Elle est. Alors, vous qui l’avez devant vous, cueillez-la avec respect et humilité. Dégustez-la avec délectation sans vous en goinfrer. La vie est notre bien commun. C’est aussi notre matrice. La vie n’attend pas tout simplement parce qu’elle s’écoule comme un long fleuve depuis sa source jusqu’à son estuaire. Il nous suffit de nous pencher pour boire son eau. Aujourd’hui, il m’arrive de regarder mes mains : la peau s’est flétrie, adoucie aussi. Les veines saillent plus qu’autrefois, bleues, gonflées. Mon visage est parcouru de ces sillons qui attestent des décennies passées. Et je ne regrette rien de ce que j’ai vécu : pas plus les moments de douleur que ceux de plaisir. Ils m’ont façonné grâce à ces mortiers éternels que sont l’amitié et l’amour. Je n’ai jamais attendu de la vie que celle qu’elle était capable de me donner. Alors simplement merci à la vie, ce grand voyage aux rivages magnifiques, divers et savoureux.


A. Grisgioli
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