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Gobineau, Nietzsche, Barrès, ou la décadence comme perte de forme

<< Le déraciné est décapité >>: la perte des racines

Gobineau, Nietzsche, Barrès, ou la décadence comme perte de forme




“Le déraciné est décapité ” (Maurice Barrès, Les Déracinés)
À lire Gobineau, Nietzsche et Barrès, on comprend que la modernité n’est pas tant marquée par l’égalité que par une tragédie : la perte des racines. Loin des fantasmes racistes qu’on leur attribue parfois à tort, ces penseurs partagent une même obsession : comprendre la décadence comme effondrement d’un style, d’un type, d’un héritage.

Chez Arthur de Gobineau, la notion de race est d’abord un principe spirituel et historique, et non un concept biologique. Elle désigne une lignée de formes fortes, capables d’imposer un style à l’Histoire : des types aristocratiques, unis par l’énergie, la hiérarchie et la cohérence, sinon par la mémoire perdue de leur identité: il sont calendères fils de rois, mais ils ne le savent pas . Dans la conception de Gobineau la race c’est la racine.

C’est le sens même de l’adage populaire : « Bon chien chasse de race ».



De même, chez Nietzsche, la dégénérescence n’est pas un problème de sang, mais de forme affaiblie, de type moral affadi. La race, dans son langage, renvoie à une volonté modelée par des siècles de tension créatrice — un art de vivre, de penser, de dominer, que le dernier homme moderne ne comprend plus. Il a perdu le fil.


Race = racine = style : voilà le triptyque commun. Ni l’un ni l’autre ne pensent en termes de gènes, mais en termes de souches, de mémoire, d’aristocratie intérieure, de style. C’est purement et simplement le surmoi qui s’exprime pour parler la langue de Freud. C’est là qu’intervient la notion de métissage qui a été interprétée de mauvaise foi par les adversaires de ces auteurs.


Quand Gobineau parle du métissage, ce n’est pas le métissage charnel qui le préoccupe, c’est le mélange des civilisations, des cultures, des éducations, sans ordre ni hiérarchie. Pour lui, la modernité est une époque de mélange au mauvais sens du mot : tout s’y confond, tout s’y nivelle. L’homme moderne ne descend plus de rien. Il vit hors sol.


Nietzsche reprend ce constat sur un autre ton, mais avec une teinte tragique. « L’homme supérieur » devient une figure ironique, un dernier homme incapable d’affirmer une forme propre, heureux de ne croire à rien, de ne souffrir de rien, de ne pas mourir de honte devant sa médiocrité.


La décadence, pour ces deux penseurs, c’est la perte du style, remplacé par l’opinion, l’hybridation confuse, le confort sans grandeur. Le métissage devient alors le symptôme de cette perte des hauteurs, non l’ennemi en soi, mais la marque du renoncement d’être quelque chose.

Barrès rejoins cette crainte qu’il nomme le déracinement comme décapitation. C’est précisément ce qui nous parle à nous Corses comme notion essentielle.
Dans ce tableau, Maurice Barrès apparaît comme l’héritier direct de Gobineau, mais sur le plan existentiel et national. Dans « Les Déracinés », il montre une jeunesse coupée de ses racines lorraines par l’école « républicaine », car il demeure attaché à ses terroirs, à ses ancêtres, à ses lieux. Le déraciné, note-t-il dans un chapitre célèbre, “est décapité”.
Il ne pense plus par lui-même : il flotte. Il devient l’homme de l’idéologie, du journalisme de parti, de la politique sans sol. À sa manière, c’est déjà le dernier homme que Nietzsche dénonçait, mais en version républicaine. Chez Barrès, la décadence prend un visage familier : celui du Français sans filiation, devenu étranger à sa propre histoire.


Il faut donc lire Gobineau, Nietzsche et Barrès comme des prophètes d’inclusion et de sursaut. Ils parlent d’un effondrement intérieur, d’une perte de style et de fidélité. Ce qui est en jeu chez eux, ce n’est pas la pureté du sang, mais la force d’une mémoire, d’un type, d’un monde structuré.


Dans une époque qui se flatte de n’avoir ni racines, ni héritage, ni différences marquées, leur avertissement résonne comme un rappel à l’ordre : sans souche, il n’y a pas de forme. Sans style, il n’y a pas d’avenir.



Jean-François Marchi
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