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Intervista : Me Jean-Sébastien De Casalta

" On peut vouloir assurer la sécurité de nos concitoyens sans remettre en cause notre Etat de Droit "


Me Jean-Sébastien De Casalta : « On peut vouloir assurer la sécurité de nos concitoyens sans remettre en cause notre État de droit »


Avocat au barreau de Bastia, ancien bâtonnier, reconnu comme éminent pénaliste, Me Jean Sébastien De Casalta est aussi un ardent défenseur des libertés. D’où notamment son engagement, depuis des années, au sein de la Ligue des Droits de l’Homme (il est actuellement vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme de Corse). Les actuelles initiatives tendant à rendre plus intrusif et moins contrôlé l’arsenal pénal, le conduisent à mettre en garde contre des dérives. Avant de répondre à nos questions, Me De Casalta a d’ailleurs précisé le sens de ses propos : « On peut vouloir assurer la sécurité de nos concitoyens sans remettre en cause notre État de droit. Il ne faudrait pas mesurer la valeur de ce patrimoine sacré une fois déconstruit. Aussi chacun doit avoir conscience qu’affaiblir les droits de la défense, qui se dressent comme le rempart inexpugnable de nos libertés, aboutit inévitablement à affaiblir les droits de tous. C’est un enseignement qui nous a été maintes fois donné : une fois affranchis de leurs contraintes juridiques, les mécanismes de l’arbitraire dissimulé derrière une légalité de façade n’épargnent personne. »


La loi visant notamment le narcobanditisme qui a dernièrement été adoptée, fait-elle peser des menaces sur l’État de droit ?

Répondre avec efficience au défi lancé par l’hydre du narcobanditisme et de la criminalité organisée ne passe pas par l’inflation législative de normes toujours plus répressives, notamment par la régression des droits de la défense protecteurs de nos libertés fondamentales, par l’activation à distance d’appareils électroniques à l’insu de leurs propriétaires gravement préjudiciables à la vie privée, par un nouveau délit de concours à une organisation criminelle alors que l’association de malfaiteurs est déjà une infraction fourre-tout en faisant l’objet d’une interpellation jurisprudentielle particulièrement élastique, ou par la réforme du statut de collaborateur de justice célébrant les noces de la délation désinhibée et de l‘immunité masquée. Qui pourrait d’ailleurs accepter de jouer son destin judiciaire sur les accusations foncièrement douteuses d’un repenti, criminel présumé aguerri, tendues vers le seul but d’obtenir une quasi-absolution et une protection ? L’expérience du passé nous enseigne que ce n’est pas en aggravant notre arsenal pénal, qui est déjà considérable, que l’on améliorera notre sécurité. Or la loi est devenue depuis longtemps un outil de communication glorifiant l’idéologie et l’immédiateté, comme un écho à l’émotion et à l’inquiétude de nos concitoyens.


Il se dit pourtant qu’en Italie, le recours aux repentis a permis des progrès importants dans la lutte contre les mafias. N’est-ce pas pour les enquêteurs et les juges un outil précieux ?

Il est proclamé que l’arme des repentis, issue du droit italien où elle aurait défait la mafia, sera d’une aide fort profitable pour nos autorités policière et judiciaire. La réalité est-elle conforme au récit flatteur qui nous en est fait ? J’en doute fortement. La mafia a semble-t-il montré sa grande capacité de résistance. En choisissant une stratégie d'adaptation et de discrétion, elle a réussi, selon certains observateurs avisés, à consolider le contrôle de ses territoires et à renforcer sa puissance économique, politique et militaire. C'est dire qu'il me paraît présomptueux de promouvoir l'idée que ce dispositif permettra de briser les mâchoires de la criminalité organisée. Pire il aura pour conséquence de mettre en danger l'idéal de justice auquel nous sommes tous attachés.


La notion de dossier coffre est aussi contestée par les avocats. Pour quelles raisons ?

La lutte contre le narcotrafic et son cortège d’actes meurtriers incessants est un impératif qui s’impose dans le respect des droits fondamentaux. Le respect du principe du contradictoire et l’exercice dans sa plénitude des droits de la défense qui participent au droit à un procès équitable ne sauraient souffrir la moindre dérogation. Pour assurer une défense juste et efficace, il est indispensable de pouvoir être informé précisément des charges et des moyens utilisés par les enquêteurs pour les établir. Rien ne doit être dissimulé à la défense, faute de quoi le doute sur la régularité des actes d’enquête ne pourra que s’installer, sans qu’un contrôle puisse être effectué. La loi narcotrafic en prévoyant la création d’un procès-verbal distinct ou dossier coffre, permettant de stocker des informations recueillies via des techniques spéciales d’enquête sans que les avocats puissent y accéder lors de la procédure judiciaire, est gravement attentatoire aux droits des justiciables.


Le Conseil d’État a mis des garde-fous concernant le dossier coffre. Apparemment, vous les jugez insuffisants. Pourquoi ?

Il ne peut être accepté un quelconque trou noir procédural dont le régime exceptionnel pourrait demain absorber le régime de droit commun. Je veux réaffirmer avec force le principe souverain selon lequel le contrôle de la défense sur l’enquête et ses techniques particulières d'investigations participant de technologies nouvelles doit être total. La plus petite exception, fût-elle strictement encadrée, entachera de suspicion le travail des forces de police et de gendarmerie et en corollaire l'autorité des décisions de justice. L’anonymisation des actes d’enquête qui existe déjà est de nature à assurer une protection suffisante des enquêteurs qui pourraient être menacés dans leur activité policière et leur vie. Bref ce dispositif dossier coffre est porteur d’un arbitraire inadmissible.


Que pensez-vous du nouveau régime d’isolement qui sera applicable à certains détenus ?

Le régime carcéral d’isolement quasi-total défini par la loi du 29 Avril 2025 consacre la négation des droits fondamentaux des personnes détenues, laquelle ne fera qu’aggraver la dangerosité de ceux qui y seraient astreints. Initialement destiné aux plus gros narcotrafiquants, il est susceptible de concerner des profils bien plus larges relevant de tout le champ de la criminalité organisée et de certains crimes sériels. Ce régime, inspiré du dispositif anti-mafia italien prévoit, outre le placement à l’isolement renouvelable sur décision discrétionnaire du garde des sceaux, des fouilles intégrales ou encore un accès restreint au téléphone. Ce qui démontre que toute nouvelle mesure d’exception a toujours vocation à être étendue au fil du temps.


Vous semblez donc craindre - comme les députés des groupes La France insoumise, écologiste et socialiste qui ont saisi le Conseil constitutionnel - une dérive liberticide, même si ce n’est pas le souhait des inspirateurs de la loi...

Il faut cesser d’entretenir cette idée que la loi serait une action et qu’il existerait une « règle de droit magique » qui serait le seul moyen d’agir sur le réel. La loi doit demeurer un instrument de justice et de raison qu’il faut utiliser avec mesure. Ce dont nous avons besoin pour neutraliser cette délinquance criminelle, outre le traitement indispensable du volet relatif à la prévention et à la préservation de la santé publique, ce sont des moyens humains et matériels à la hauteur. Ce dont nous avons besoin, c’est d’améliorer l’état de nos prisons qui sont des lieux de pourrissement où la réinsertion est très largement délaissée, plutôt que de créer un régime carcéral d’isolement quasi-total. Je redoute que ce nouveau dispositif d’exception, énième fruit du durcissement inexorable de notre législation pénale depuis près de 30 ans, se glisse dans les années à venir dans notre droit commun, contribuant à poser les briques d’une société de surveillance qui construira notre asservissement de demain.


Vouloir garantir à des groupes (disposant de moyens humains, économiques, financiers et « militaires » considérables, de ramifications à l’échelle nationale et même internationale, d’une capacité de contrôler des territoires et de séduire ou terroriser des populations), de mêmes droits qu’à des délinquants ou criminels ordinaires (y compris agissant en associations de malfaiteurs), n’est-ce pas au fond de l’angélisme ? La criminalité change, n’est-il pas nécessaire que la réponse de l’État et de la société change aussi ?

L’État est en mesure de s'appuyer sur des législations d'exception pour lutter contre le terrorisme et les organisations criminelles, y compris les plus puissantes. Ces pouvoirs exorbitants en matière d'enquêtes pénales et de jugements ont été conçus pour répondre à des infractions aux effets dévastateurs pour notre société. Et ce n'est pas en portant des atteintes sans précédent à l'exercice de la défense pénale par le vote de cette loi visant à sortir la France du piège du narcotrafic, que cette lutte indispensable sera plus efficace. Je le répète : le renforcement des moyens de la justice et de la police est la seule façon de rendre une justice qui soit à la mesure des enjeux.


Venons-en à ce qui se passe en Corse. La criminelle sévissant chez nous peut-elle vraiment être qualifiée de mafieuse ?

Le mot mafia malgré son enracinement historique et social profond en s’échappant des frontières italiennes est devenu porteur de significations beaucoup plus larges et s’est vu conférer une puissance descriptive et alchimique incomparable. Ce n’est pas en remuant des controverses terminologiques et sémantiques que nous toucherons à l’essentiel. La délinquance corse est hétérogène et les violences criminelles, dont certaines sont traversées par des flots rajeunis et désordonnés, recouvrent des expressions de nature différentes qui ne me paraissent pas relever de dérives mafieuses, facilité de langage surutilisée. J’observe avec intérêt que la Procureure Générale près de la Cour d’Appel de Paris, Marie Suzanne le Quéau, estime que le terme « mafia » qu’elle considère participer d’une immense structure pyramidale, n’est pas approprié pour désigner certains groupes criminels très bien organisés opérant en France. Christian Sainte, directeur national de la police judiciaire, juge également que ce même vocable qu’il n’utilise pas, ne correspond pas à la réalité constatée sur le terrain. A chacun son lexique pour exprimer sa pensée et décrire le réel.



Renvoyer la criminalité organisée de chez nous à une altérité irréductible dénommée mafia, n’est-t-il cependant pas de nature à mieux identifier le danger, à davantage faire prendre conscience à l’opinion qu’elle doit se mobiliser au moins en rejetant toute complaisance ou fascination ?

La lutte héroïque de Giovanni Falcone contre la mafia qu’il a payée de sa vie était pleine de lucidité. Il avait dit notamment ceci : « Si nous voulons combattre efficacement la mafia, nous ne devons pas la transformer en un monstre ni penser qu’elle est une pieuvre ou un cancer. Nous devons reconnaître qu’elle nous ressemble ». Qui connaissait mieux que lui les immenses tentacules de la mafia et son influence prégnante sur le corps social de la Sicile et de la péninsule italienne ? Comparaison n’est pas raison ce d’autant que nos îles voisines ont leurs singularités démographiques, socioculturelles et historiques respectives. Mais ne faut-il pas dépasser cette inclination naturelle à chercher à exorciser le mal en le projetant sur des agissements qui nous paraissent si contraires aux nôtres ? Ne faut-il pas nous questionner sur notre part de responsabilité collective tout en évitant de tomber dans l’illusion de réponses simplificatrices et outrancières ? A chacun d’y réfléchir avec courage et exigence.


Suggérer que nous devons nous « questionner sur notre part de responsabilité collective » afin de chercher à apporter des réponses à un mal qui s’aggrave. N’est-ce pas culpabiliser ou considérer un peu complices des braves gens qui n’ont rien à voir avec le crime sous quelque forme que ce soit ?

Je vais compléter mon propos. La société corse paye depuis des décennies un lourd tribut à la violence criminelle qu'elle rejette avec vigueur. Pour autant cette infime minorité agissante qui inocule la souffrance et la mort ne vient pas de nulle part. Quelles sont les causes ou les motivations de ces logiques mortifères ? L’ascension sociale, l'enrichissement, le pouvoir, l'obsession de la vengeance. Certainement. Mais l'analyse ne doit-elle pas aller au delà ? Pour mieux comprendre et combattre le phénomène de la délinquance en Corse qui est une réalité plus complexe qu'il n'y paraît, il faut se saisir de ses origines et de ses ressorts. En gardant présent à l'esprit que cette violence est ancrée dans notre histoire quand bien même a-t-elle évolué dans ses manifestations, et qu’elle navigue entre injustices sociales criantes, non développement économique, conduites à risque, drogue, échec scolaire, clanisme, codes culturels dévoyés, déficit de confiance dans nos institutions judiciaire et policière que l'on a tendance souvent par facilité à imputer à l'État. Les soubassements de cette criminalité, comme autant de dysfonctionnements sociétaux, dont nous sommes peu ou prou collectivement comptables doivent interpeller les citoyens que nous sommes et aiguiller les choix de nos politiques publiques.


L’action citoyenne des collectifs anti-mafia est-elle une réponse, a-t-elle des vertus salutaires ?

Je veux avoir une pensée pour toutes les victimes de la criminalité dont les visages se sont éteints pour toujours dans une horreur indicible. Je suis avocat. Je défends des mis en cause mais également des victimes et leurs familles. Mon propos, qui n’est pas confiné à l’expression corporatiste de mon exercice professionnel, est avant tout celui d’un citoyen qui aspire ardemment comme tout en chacun vivre dans une société sécure, sereine et pacifiée qui protège les droits et les libertés de tous. Le travail de vigilance citoyenne et de mobilisation des consciences que font les collectifs anti-mafia est particulièrement méritoire. Mais cette parole déterminée et courageuse ne porte pas pour autant le flambeau de la vérité absolue et définitive. Loin s’en faut lorsqu’ils prônent la mise en œuvre de dispositifs qui grignotent nos valeurs fondamentales, ce qui nous renvoie à la nécessité d'une éthique de la responsabilité, éduquée à la nuance et à la complexité, exigeant la sauvegarde d'une démocratie équilibrée.


Quels sont « ces dispositifs qui grignotent nos valeurs fondamentales » ?

Par exemple, la confiscation systématique de patrimoine, laquelle est attentatoire au droit de propriété et au principe d’individualisation de la peine. La réforme du statut de repenti qui, outre qu’elle pose un problème d'ordre moral et éthique, menace l'équilibre entre preuve et présomption d'innocence et porte atteinte aux principes d'égalité et de non-discrimination devant la justice en octroyant aux auteurs des crimes les plus graves une impunité dissimulée. La création de juridictions d'exception portant suppression du jury populaire qui contrevient à cette logique inspirée de la philosophie des droits de l'homme qui veut que plus un justiciable est suspecté d'avoir commis des actes dont le degré de gravité est élevé, plus il convient de le protéger des excès probables de la puissance publique. Aggraver les législations d'exception en les adossant à une justice d'exception fait planer un risque de partialité et de dérive.


Il a été annoncé par le ministre de la Justice la création d’un Pôle Anti-Criminalité organisé dédié à la Corse. Est-ce une initiative qui vous parait souhaitable ?

Je réponds à votre question alors que le ministre de la Justice, Gérard Darmanin, va s'exprimer très prochainement sur ce sujet, le mercredi 4 juin, dans le cadre d'une visite à Bastia. Je suis convaincu que l’on peut juger en Corse la criminalité organisée qui y sévit. La justice pourrait ainsi mieux affirmer sa dimension symbolique en traitant les affaires sur un théâtre judiciaire en prise directe avec la population. Il semblerait toutefois à la lumière des diverses communications qui ont fait suite à l’annonce du ministre le 27 février dernier, sous réserve de sa déclaration à venir, que ce pôle ne pourrait être en réalité qu’un appendice de la JIRS de Marseille, le privant de la connaissance de la délinquance de haut du spectre pour ne le cantonner qu’à ses métastases. Si tel était le cas, je redoute que les moyens humains et matériels dont il pourrait être doté conduisent à appliquer un traitement d’exception aux justiciables de procédures ressortissant habituellement aux juridictions locales, ce qui serait susceptible d’engendrer des débordements répressifs.


Merci de cet entretien. Pouvons-nous conclure sur une note optimiste ? Un sursaut collectif, comme l’invoquent et le convoquent de nombreux acteurs politiques, économiques et associatifs, est-il possible ?

Je n’arrive pas à avoir une confiance magique dans cette pressante invitation à un sursaut collectif. Je crois plutôt à la nécessité d’une entreprise de très longue haleine embrassant toutes les dimensions de ce combat contre le mal qui doit investir les terrains éducatifs, sportifs, culturel, civique, social, religieux.C’est notre degré de maturité citoyenne et démocratiques qui se trouve interrogé.Je veux cependant croire que les étincelles d’espérance que l’on pose sur le refus d’une destinée tissée dans le malheur ne s’éteindront pas pour aller vers le meilleur.


Propos recueillis par Jean-Pierre Bustori
Crédit photo: Me De Casalta
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