Balaoo
La bêtise n’est pas une insuffisance, mais un renoncement.
Balaoo
Voltaire l’avait compris avec une cruauté rieuse : la bêtise n’est pas une insuffisance, mais un renoncement. Elle naît lorsque l’on cesse de distinguer le mot de la chose, lorsque l’on prend le langage pour un bruit, et le bruit pour une certitude. Le fanatique ne parle pas : il crie, persuadé que le cri lui tient lieu de pensée.
Pico della Mirandola rêvait de connaître de omni re scibili, « toute chose connaissable ». Voltaire, d’une pointe de plume, ajouta : et quibusdam aliis, « et même quelques autres ». Non pour se moquer, mais pour signaler que le savoir, le vrai, demande du goût — cette faculté rare de reconnaître la pulpe sous l’écorce du mot.
Le langage est un fruit.
Il a sa peau — l’habitude, le slogan, l’onomatopée.
Et sa chair — la saveur du sens.
Penser, c’est peler le mot.
Retirer la peau dure des automatismes, des vociférations, des certitudes criées trop vite.
La pensée est lente. Elle est gustative. Elle exige un palais. Nietzsche parlait de la solitude comme d’« une fête et une orgie » parce que le sens ne se livre qu’à qui le goûte, non à qui le martèle.
Or voici l’autre scène : un homme qui, dans la rue, frappe des inconnus en hurlant trois syllabes vidées de contenu. Ce n’est pas la barbarie antique, ni la rage sacrée : c’est l’abolition du goût. Cet homme n’a jamais pelé un seul mot de sa vie. Il avale les sons comme l’on avale des cailloux. L’onomatopée n’est pas pour lui un chant, mais la preuve qu’il ne pense plus.
Il prend l’écorce pour la pulpe.
Le bruit pour la foi.
La consigne pour la vérité.
La haine pour la force.
Il n’est pas violent : il est vide.
Et c’est ici que surgit l’ironie la plus sévère.
Dans Balaoo de Gaston Leroux, le pithécanthrope — être à quatre mains, ni homme ni bête — apprend à sentir, à comprendre, à désirer. Son drame est d’être trop sensible. Il souffre, il aime, il jalouse ; il cherche à être reconnu. Sa violence naît d’un excès d’humanité, d’une intensité qui déborde les limites de son être. Lorsqu’il tue, il tue en éprouvant.
Le fanatique, lui, ne ressent rien.
Il ne tue ni par amour, ni par rage, ni par blessure.
Il tue pour fuir la pensée.
Balaoo est meurtrier parce qu’il est trop vivant.
Le fanatique est meurtrier parce qu’il est déjà mort.
Il y a donc deux manières de sortir de l’humain :
par excès d’âme, ou par absence totale de palais.
Ainsi, il est des situations
où un singe donne des leçons d’humanité à bien des hommes.
Jean-François MARCHI