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L’île, le crime et la forme. Ce que révèle la fiction criminelle et le débat sur la création corse

Depuis deux décennies, la Corse occupe dans l’imaginaire audiovisuel français une place paradoxale.

L’île, le crime et la forme. Ce que révèle la fiction criminelle et le débat sur la création corse



Depuis deux décennies, la Corse occupe dans l’imaginaire audiovisuel français une place paradoxale. Elle fascine par la densité de ses récits, par la tension entre mythe, actualité brûlante et folklore, et par une visibilité médiatique disproportionnée à sa taille. De Mafiosa à Plaine orientale, en passant par À son image, Le Royaume ou Borgo, l’île semble devenir un laboratoire où se confondent fatalité tragique, violence contemporaine et fascination pour les figures du banditisme. Mais cet imaginaire, nourri par les œuvres, les faits divers et les attentes du public, rencontre aujourd’hui un autre champ de tensions : celui de la création insulaire elle-même, comme l’a montré un débat significatif entre le réalisateur Thierry de Peretti, l’artiste et dramaturge Toni Casalonga et l’universitaire Vannina Bernard-Leoni dans les pages de la revue Robba.


Du folklore des bandits aux nouvelles violences

L’imaginaire criminel corse, largement reconduit par les productions françaises, continue de s’appuyer sur des motifs anciens. Le folklore du milieu, hérité d’Ange Bastiani, Albert Simonin, José Giovanni ou Auguste Le Breton, a longtemps valorisé les figures viriles du mauvais garçon, jusqu’à l’émergence d’un sous-folklore corso-marseillais symbolisé par les frères Guérini. Mais les codes ont été bouleversés : le « bandit d’honneur » a laissé place à des logiques économiques, à l’emprise de la drogue et à une violence sans rituel. De nombreux auteurs notent que la transformation interne du banditisme reflète aussi des bouleversements sociaux plus larges : déclin des solidarités familiales, mobilité accrue, circulation de l’argent sale et influence croissante de réseaux extérieurs. La fiction, loin de s’en désintéresser, reprend ces mutations pour fabriquer des récits où la brutalité devient un langage presque autonome.

La tragédie comme matrice visuelle

Cette dualité entre folklore et modernité apparaît clairement dans Mafiosa, où Sandra Paoli incarne une héroïne tragique plutôt qu’une criminelle identifiable. Cette dimension mythologique plaît au public car elle transforme les violences contemporaines en destin, en histoire familiale, en cycle inexorable. À l’opposé, Plaine orientale ou Borgo choisissent d’exposer la friction directe entre fiction et fait divers, révélant un monde ouvert aux trafics internationaux, à l’arrivée de nouvelles « petites mains », et au démantèlement des anciennes hiérarchies criminelles. La fiction se situe alors au carrefour du documentaire et du romanesque, ce qui nourrit la confusion sur la place respective du cinéma, des séries et du journalisme.

Le débat Robba : un heureux malentendu

C’est dans ce contexte que surgit le débat entre Tonì Casalonga, sculpteur, dramaturge et ancien enseignant, Thierry de Peretti, réalisateur de Les Apaches, Une vie violente mais aussi dans un autre registre Enquête sur un scandale d'État et les courts-métrages Le jour de ma mort, In questo mondo, et Vannina Bernard-Leoni, universitaire et directrice de Robba. Casalonga salue le court métrage A Morra pour la liberté de pensée qu’il accorde au spectateur, loin d’une dramaturgie trop explicative. Une phrase qui, isolée, semble anodine, mais que De Peretti reçoit comme un reproche adressé au cinéma insulaire récent. Il y voit la reprise d’un discours enfermant les cinéastes dans un rapport quasi mécanique à l’actualité criminelle, comme si les films corses ne pouvaient être autre chose que des prolongements esthétiques de la chronique judiciaire.

Fonctions et positions des protagonistes

Bernard-Leoni intervient alors pour replacer la discussion dans son cadre insulaire. Elle souligne que la réception des œuvres en Corse obéit à des mécanismes singuliers : densité des réseaux, mémoire partagée, circulation rapide des interprétations. Une œuvre peut être lue comme un message sans l’être, une scène peut sembler viser une famille, une parole peut réveiller un vieux contentieux. Toni Casalonga reconnaît lui-même que certaines de ses généralisations pouvaient prêter à confusion. De Peretti insiste pour sa part sur la nécessité de préserver l’autonomie du geste artistique : ce n’est pas à l’œuvre de protéger l’image de l’île, de la corriger ou de la justifier, mais au contraire de maintenir un espace de liberté où la forme prime sur l’allégorie locale.

Une réception insulaire saturée d’échos

Dans cet environnement resserré, toute fiction devient potentiellement explosive. Le spectateur corse, dit Vannina Bernard-Leoni, se reconnaît jusque dans les détails anodins, ce qui démultiplie le potentiel interprétatif. C’est ce phénomène qui explique que certains films ont pu être accusés, à tort, de représenter tel village ou telle famille. La fiction se trouve alors soumise à un double regard : celui, interne, qui traque les analogies, et celui, externe, qui cherche les clichés. Entre ces deux regards, l’œuvre risque de perdre sa respiration.

La réalité et la fiction enchevêtrée

Cet enchevêtrement du réel et du romanesque n’est pas une invention contemporaine. L’un des épisodes les plus célèbres de la littérature corse l’illustre : lorsque Prosper Mérimée publie Colomba en 1840, quelques passages du roman sont lus publiquement à Sartène. Leur écho est tel qu’une vieille vengeance oubliée se trouve brutalement ravivée. Un texte venu du dehors, inspiré par des motifs largement recomposés, déclenche une réaction très réelle dans un village bien vivant. Ici, la réalité fournit la matière de la fiction, et la fiction, à son tour, reconfigure le réel, réactive des tensions et rallume des mémoires que l’on croyait éteintes.

La censure de l’imagination

L’interprétation intensive de la fiction produit alors un effet inattendu : elle finit par censurer l’imagination elle-même. Lorsque chaque récit est scruté pour y traquer des allusions, chaque personnage pour y reconnaître un voisin, chaque phrase pour y lire un message, l’auteur se retrouve prisonnier d’un champ de mines interprétatif. L’invention, au lieu de s’élargir, se rétracte ; elle devient calcul, prudence, autocensure. L’œuvre cesse d’explorer des mondes possibles pour se protéger du monde réel, qui exige d’elle qu’elle dise tout… ou qu’elle ne dise rien.

Les îles comme espaces de résonance : Sciascia, Pirandello, Joyce

Cette situation n’est pas nouvelle. Sciascia observait que chaque roman sicilien déclenchait une enquête sur ses modèles réels. Pirandello voyait dans les sociétés insulaires une confusion constante entre masques sociaux et identités profondes. Joyce constatait que toute communauté compacte transforme la fiction en rumeur. Ces réflexions décrivent la même structure mentale : l’œuvre y est perçue comme un acte social avant d’être un acte esthétique.

L’effet de loupe médiatique

La médiatisation nationale amplifie encore cet effet. En Corse, un fait divers n’est jamais un simple événement : il devient un signe, un symptôme, un argument. Les fictions qui abordent ces thèmes sont alors interprétées comme des variations sur une réalité qui, paradoxalement, échappe souvent à leur intention. La circularité s’impose : les faits inspirent les films, les films redessinent la perception des faits.

Nouvelles générations et déplacement des formes

De nouvelles voix apparaissent pourtant. Les cinéastes plus jeunes, tels Laurenzu Massoni, portent un regard moins chargé d’héritages. Leur distance historique ouvre un espace où la Corse peut être filmée autrement : ni comme décor folklorique, ni comme nœud criminel, mais comme territoire de formes, de rythmes, de vies quotidiennes.

Créer dans un labyrinthe

Ainsi, le cinéma corse évolue dans un labyrinthe de résonances. L’imaginaire criminel demeure puissant, mais il n’épuise pas la créativité des auteurs. Le débat Robba l’a montré : créer dans une île signifie composer avec les échos, mais aussi les transformer. La contrainte peut devenir ressource. Dans ce jeu de miroirs, les œuvres les plus fortes ne sont pas celles qui confirment un mythe ou le réfutent, mais celles qui le déplacent, l’interrogent et lui donnent une forme nouvelle.



GXC
Illustrations : D.R
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