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Décentralisation : le fantôme français d’un pouvoir local introuvable

Un système inadapté au monde moderne

Décentralisation : le fantôme français d’un pouvoir local introuvable


Depuis plus d’un demi-siècle, la France promet de libérer ses territoires sans jamais vraiment rompre avec son centralisme d’État. De De Gaulle à la Corse, le rêve d’une République territoriale reste suspendu entre mythe et peur du fédéralisme. Mais la France subit un mouvement paradoxal : ses finances déficitaires la poussent à prétendre décentraliser afin d’envoyer aux provinces des charges que l’État cherche à ne plus assumer. Dans les régions, et plus encore dans certaines terres d’un peuple historique, existe un désir réel de se gérer avec plus de libertés, tout en sachant que ces choix impliquent des contributions locales plus lourdes. L’État fait mine de vouloir décentraliser, mais comme le soulignait David Lisnard au Congrès des maires de France qui s’est ouvert lundi dernier, il donne l’impression de décentraliser tout en recentralisant.


Le rendez-vous manqué de De Gaulle

En 1969, le général de Gaulle soumet aux Français un projet de régionalisation et de réforme du Sénat. Il veut un État plus souple, fondé sur des régions fortes. Le « non » du référendum le fait partir. Le père de la Ve République emporte avec lui la première grande tentative de décentralisation moderne. Depuis, le sujet reste hanté par ce précédent : réformer les territoires, c’est toujours risquer d’ébranler l’unité nationale.

Une décentralisation sans autonomie

Les lois Defferre de 1982, sous François Mitterrand, marquent un tournant. Pour la première fois, les préfets perdent une part d’autorité et les collectivités deviennent des acteurs politiques. Mais le mouvement s’essouffle vite. La France déconcentre plus qu’elle ne décentralise : les décisions restent normées, la fiscalité contrôlée par Bercy. La succession des réformes – Raffarin, Sarkozy, Hollande – a souvent ajouté de la complexité sans transfert réel de pouvoir. La fusion des régions en 2015 a créé de vastes ensembles administratifs, pas des contre-pouvoirs politiques.

La Corse, miroir d’une autonomie impossible

Depuis quarante ans, l’île de Beauté incarne la promesse non tenue d’un pouvoir local. Quatre statuts particuliers se sont succédé. Celui de 1982 créait une assemblée élue sans autonomie normative. Celui de 1991 donnait un exécutif et des compétences culturelles et économiques élargies. Le statut Jospin de 2003 tentait d’élargir les compétences de la collectivité territoriale de Corse en matière de fiscalité, d’aménagement du territoire et d’enseignement, mais sans remettre en cause le contrôle central de Paris. Le dernier, en 2018, fusionne région et départements dans une collectivité unique présidée par un exécutif fort. Mais Paris garde la main sur l’essentiel : fiscalité, législation, sécurité. Chaque ouverture vers plus d’autonomie se heurte à la peur du précédent. La Corse, loin d’être un modèle, révèle la méfiance d’un État qui concède des structures sans partager la souveraineté.

Les racines du centralisme français

Le système centralisé que la France connaît aujourd’hui n’est pas né par hasard. Il résulte du combat des rois contre des vassaux trop puissants, d’un État qui devait affirmer son autorité sur des seigneuries rebelles. La logique était militaire et politique : réduire les contre-pouvoirs locaux et imposer une administration uniforme. Ce modèle, adapté à un royaume fracturé, a survécu à la monarchie, à la Révolution et aux républiques successives. Mais il ne correspond plus au monde contemporain.

Un système inadapté au monde moderne

Dans une économie liquide et mondialisée, la souplesse, la réactivité et l’adaptation sont essentielles. Or, la France reste le pays le plus bureaucratique d’Europe et peut-être du monde. Les règles strictes, la multiplication des normes et le contrôle vertical paralysent l’action locale. Les territoires sont contraints par des procédures lourdes, incapables de répondre rapidement aux mutations économiques ou sociales. Les collectivités locales doivent naviguer dans un océan de formulaires et d’autorisations pour chaque initiative, ce qui freine l’innovation et la compétitivité. La décentralisation reste une promesse théorique, car le système administratif héritier des rois de France impose encore sa rigidité à tous les échelons.

Le tabou du fédéralisme

Dans la tradition française, le mot « fédéral » demeure suspect. Il évoque la division du territoire, la remise en cause de l’unité républicaine. Pourtant, la Constitution organise déjà un empilement de statuts particuliers : Nouvelle-Calédonie, Polynésie, Corse, Alsace-Moselle. La France vit donc sur un modèle différencié qu’elle refuse de nommer. Elle proclame l’égalité des territoires tout en acceptant leurs exceptions. Cette ambivalence nourrit une centralisation paradoxale : plus la diversité est reconnue, plus le pouvoir se crispe à Paris.

Le retour du débat

Le Premier ministre Sébastien Lecornu promet un « grand acte de décentralisation ». Dans le même temps, plusieurs responsables politiques – Renaud Muselier, Jean-Louis Borloo, Franck Louvrier – appellent à un « fédéralisme à la française ». L’idée progresse mais reste théorique. Les révisions constitutionnelles nécessaires semblent hors de portée d’un exécutif fragilisé. Les grandes lois territoriales, aujourd’hui, se limitent à clarifier des compétences, pas à redéfinir la nature de l’État. La centralisation n’est pas seulement une structure : c’est une culture. Vraisemblablement, toute grande réforme décentralisatrice est repoussée à 2008 : il est impensable qu’une année électorale comme 2007 voie des changements significatifs. L’exécutif ne peut se permettre de lancer une réforme risquée alors que le scrutin présidentiel et législatif s’annonce.

L’Europe des modèles, la singularité française

L’Allemagne, la Suisse ou l’Espagne illustrent trois variantes d’un pouvoir partagé. Les Länder, cantons ou communautés autonomes disposent d’une légitimité politique reconnue. En France, la logique demeure inverse : chaque transfert de compétence s’accompagne d’un encadrement étroit. Les élus locaux gèrent, l’État décide. Ce modèle bloque l’innovation publique et entretient la dépendance financière des territoires. « Plus le pays est centralisé, plus il est bloqué », résume David Lisnard, président de l’Association des maires de France.

Le coût démocratique du centralisme

La centralisation n’est pas neutre. Elle éloigne la décision du citoyen et favorise la méfiance envers les institutions. Les territoires réclament la capacité d’adapter les règles aux réalités locales, non de s’en affranchir. Mais l’État confond encore autonomie et sécession. Tocqueville voyait déjà, au XIXe siècle, dans le fédéralisme un contrepoids à la tyrannie de la majorité. Aujourd’hui, l’hypercentralisation nourrit le désenchantement civique et l’abstention. L’impuissance locale devient le miroir d’une démocratie fatiguée.

La Corse, encore et toujours

Les négociations ouvertes entre Paris et les élus nationalistes corses montrent les limites du système. Chaque geste vers la reconnaissance d’une spécificité se heurte au rappel de « l’indivisibilité de la République ». Le pouvoir central préfère l’expérimentation administrative à la réforme politique. La Corse reste un symbole : celui d’une décentralisation que la France promet sans jamais la livrer. L’île incarne ce qu’elle redoute – l’autonomie – et ce qu’elle cherche – la responsabilité locale.

Une révolution culturelle avant tout

La question n’est plus juridique mais mentale. La France veut-elle réellement se décentraliser ? L’unité nationale ne serait pas menacée par des régions fortes, mais renforcée par la confiance. Pourtant, le réflexe reste de tout ramener à Paris. Chaque génération politique annonce son « acte » de décentralisation, mais aucun ne rompt avec la logique verticale. De Gaulle, en 1969, avait voulu redonner souffle aux territoires. Les Français lui ont dit non. Cinquante ans plus tard, son ombre plane encore sur une République qui parle d’autonomie mais ne supporte pas de la voir naître. La réforme décentralisatrice n’est plus une option : elle est une nécessité absolue si la France veut éviter de se transformer en puzzle éclaté entre régions riches et pauvres, campagnes et villes elles-mêmes divisées entre centres et banlieues. Donner aux décideurs locaux la possibilité de décider plutôt que d’obéir, leur permettre de devenir de vértables acteurs de leur destin, plutôt que de sujets mécontents, n’est pas un luxe, mais la seule condition pour que le pays reste cohérent et prospère.

Pierre Leoni
illustration : D.R
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