Frédéric Poletti : « Il est temps que le prix du plein cesse d’enrichir quelques-uns et d’appauvrir tout le monde »
Les choses ont-elles cependant évolué ?
Frédéric Poletti : « Il est temps que le prix du plein cesse d’enrichir quelques-uns et d’appauvrir tout le monde »
Frédéric Poletti considère être un citoyen engagé et un acteur d’un travail collectif. Cependant sa démarche propre et ce qui en a résulté suggèrent une image : Frédéric Poletti, l’homme qui tua liberty essence. Il a initié l’analyse et la compréhension des prix des carburants et ainsi inspiré la création du collectif Agissons contre la cherté des carburants. Il a incarné l’action qui a obtenu la condamnation par l’Autorité de la Concurrence (voir illustration), les propriétaires des deux dépôts pétroliers alimentant la plupart des stations-service de chez nous. Son initiative au départ solitaire a permis que librement faire les prix des carburants dans l’opacité et sans rendre des comptes ne soit plus de mise, et que chaque insulaire sache désormais qui sont les responsables et les bénéficiaires de la cherté des carburants.
Quand et pourquoi avez-vous ressenti la nécessité de vous intéresser aux prix des carburants ?
En 2017, lorsque le gouvernement annonce une hausse de la TICPE, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques, une question s’impose : comment la Corse, région la plus pauvre de France et dépendante de la voiture, pourrait-elle absorber un tel choc ? Ici, faute d’alternative, chaque hausse de prix frappe immédiatement, et parfois brutalement, le quotidien des insulaires. Cette interrogation, presque banale au départ, deviendra le point de départ d’un travail de fond qui m’occupera durant des années.
Quelle a été votre démarche ? Comment êtes-vous passé d’un travail en solo à un travail collectif ?
Je commence par analyser les prix des carburants, en les comparant avec ceux des Bouches-du-Rhône. Très vite, un premier constat : depuis 2014, l’écart se creuse d’année en année. Et les justifications invoquées — transport maritime, insularité, coûts logistiques — ne tiennent pas. La Corse ne devient pas plus île chaque année. Les routes ne s’inventent pas soudain de nouveaux virages. Les prix montent « trop vite, trop fort, trop haut ». Aucun argument sérieux ne peut expliquer cette divergence. Je publie alors ce travail sur mon blog et les réseaux sociaux, où il rencontre une réelle audience. Cela attire l’attention de Philippe Domergue et Jean-Marc Andreani, qui souhaitent aller plus loin. J’avoue avoir été hésitant, mais à force d’insister ils finissent par me convaincre. Ensemble, nous décidons de structurer cette démarche citoyenne en créant le collectif Agissons contre la cherté des carburants. Nous nous plongeons alors dans l’architecture du marché pétrolier insulaire.
Qu’allez-vous alors découvrir ?
Très vite, les dépôts pétroliers apparaissent comme la pierre angulaire. Ce que nous découvrons dépasse ce que nous imaginions. Entre 2010 et 2018, alors que la loi les y oblige, les DPLC, les Dépôts Pétroliers de La Corse, n’ont publié aucun compte financier. Après un long bras de fer médiatique, nous parvenons à obtenir ces documents. Et ce qui se dessine est saisissant : de 2010 à 2018, 24,5 millions d’euros de bénéfices pour 18,5 millions de dividendes ; de 2014 à 2018, 36,2 millions d’euros de bénéfices cumulés pour Vito Corse et Total Corse qui, à hauteur de 100 %, ont été convertis en dividendes. Pas un centime réinvesti localement ! Une ponction nette, silencieuse, continue, sortie directement de la poche des Corses. On brandissait l’insularité pour justifier les prix. Elle servait surtout à justifier les dividendes. Parallèlement, nous découvrons comment la société Rubis, minoritaire en 2009, est devenue en quelques années actionnaire à 75 % des dépôts pétroliers, en contournant au passage les obligations de notification à l’Autorité de la concurrence. Une situation de quasi-monopole, non pas théorique, mais parfaitement réelle.
Vous décidez alors, je crois, de tout rendre public. Comment est-ce reçu ? Êtes — vous soutenus ou relayés ?
Nous décidons en effet de rendre publique cette réalité. Nous organisons des réunions, nous informons, nous vulgarisons. Nous rencontrons élus locaux, préfets, représentants du gouvernement. Nous expliquons que la cherté n’a rien à voir avec la géographie de la Corse, mais découle de la structure du marché et des marges pratiquées par les opérateurs dominants. Notre premier grand adversaire est le fatalisme insulaire, le « Chì ci si pò fà ? ». On avait tellement rabâché et entendu que les prix étaient élevés « parce que la Corse est la Corse », que beaucoup avaient fini par s’y résigner. L’une de nos plus grandes déceptions vient de la réaction de l’Exécutif de Corse. Loin d’être accueillis comme un levier pour défendre les Corses, nos travaux sont reçus avec une distanciation presque prudente. Comme s’il existait une crainte de bousculer l’ordre établi ou de toucher à des acteurs que l’on ménage depuis trop longtemps. Les rapports se sont succédé, souvent plus proches d’exercices d’évitement que d’une prise en main réelle du problème. A été manquée une occasion d’assumer un combat qui concerne, au premier chef, le pouvoir d’achat des Corses. On ne peut pas prétendre défendre les Corses et ménager ceux qui les ponctionnent.
Les choses ont-elles cependant évolué ?
Ce parcours aura aussi permis de belles rencontres. L’une des plus importantes a été la collaboration avec le député Paul-André Colombani. Il a pleinement joué son rôle de relais institutionnel, notamment en portant nos analyses jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale et en interpellant le gouvernement à plusieurs reprises pour réclamer l’application de la régulation des prix prévue par l’article L 410-2 du Code du commerce applicable précisément en cas de monopole. Sans lui, une partie de notre travail n’aurait jamais atteint Paris.
Vous avez cependant et enfin réussi à faire reconnaître l’existence de ce monopole...
Cela n’a pas été simple bien que le monopole n’ait été invisible que pour ceux qui préféraient ne pas voir. Le premier rapport commandité par l’exécutif de Corse en 2019, lors de la conférence sociale, éludait l’existence du monopole. Il a fallu exercer une forte pression médiatique pour que le second rapport, celui de 2021, l’intègre enfin. Nous avons été aidés par l’Autorité de la concurrence qui a été la première à reconnaître officiellement le monopole dans un avis sollicité par Bruno Le Maire alors ministre de l’Économie. Je tiens à saluer l’action de la préfète de Corse Josiane Chevalier dont l’intervention a joué un rôle déterminant dans cette évolution.
En quoi cette reconnaissance officielle est-elle importante ?
Elle est essentielle, car elle ouvre juridiquement la voie à la régulation. Un mur demeure pourtant : un dogme administratif selon lequel « tout doit passer par plus de concurrence ». Un dogme qui méconnaît les contraintes insulaires et s’entête à nier toute possibilité d’entente. On nous sert la grande distribution comme solution miracle alors qu’en Corse, elle n’a objectivement aucun intérêt à commercialiser du carburant.
Quelles ont été les suites de la reconnaissance officielle ?
Nous avons milité pour que la Collectivité de Corse saisisse l’Autorité de la concurrence afin d’investiguer sur d’éventuelles pratiques. Grâce aux groupes d’opposition, cette demande de saisine avait d’ailleurs été intégrée à la délibération de 2021. Et puis, le silence… Quelques bruits de plume, certes, on lisait régulièrement que « des courriers étaient envoyés ». Un choix épistolaire étonnant pour un Président de l’exécutif pourtant souvent reçu à Beauvau pour discuter d’autonomie… On aurait pu imaginer qu’entre deux échanges constitutionnels, glisser un mot sur les carburants n’était pas insurmontable. Ah oui, mais pardon, améliorer immédiatement la vie quotidienne des Corses risquait sans doute de faire de l’ombre au grand récit de l’autonomie. Il a fallu attendre l’autosaisine de l’Autorité de la concurrence.
Il semble que cette autosaisine n’ait pas été un coup d’épée dans l’eau et que finalement votre travail ait payé...
Effectivement, ces derniers jours, est tombé une sanction historique : 187,5 millions d’euros d’amendes dans le secteur des carburants en Corse. Ce qui importe dans cette décision, au-delà de la somme, c’est qu’elle n’est pas la première. En 1989 déjà, plusieurs centaines de millions de francs d’amendes avaient été infligés à des acteurs du secteur. Quarante ans plus tard, l’histoire se répète. Preuve qu’un marché laissé sans contrôle ne s’autorégule pas. Pour nous, collectif citoyen, cette sanction représente un succès, mais aussi, ce qui est bien plus important, une victoire pour les Corses qui, depuis des années, paient trop cher à la pompe pour alimenter des marges opaques. Et pourtant, réaction pour le moins surprenante, le président du Conseil exécutif affirme que cette sanction « n’est ni l’alpha ni l’oméga ». Personne n’a prétendu le contraire. Mais elle démontre, noir sur blanc, que ceux que l’on s’applique à ménager sont, selon l’Autorité de la concurrence elle-même, les architectes d’un système qui exploite les Corses jusqu’au dernier centime.
Donc, selon vous, selon le collectif, la sanction va de soi et, surtout, mettre en place une régulation s’impose ?
L’histoire est limpide. Tant que l’État régulait les prix, jusqu’en 1986, la Corse bénéficiait d’un carburant parmi les moins chers de France, grâce notamment à une TVA réduite. Dès la fin de la régulation, les dérives ont commencé : ententes, abus, marges anormales. Et ce schéma perdure encore aujourd’hui. La conclusion s’impose : sans régulation, toute réforme, y compris fiscale, sera confisquée par les opérateurs. La régulation est la seule voie garantissant que les bénéfices iront aux usagers, et non dans les dividendes. Sept années d’enquête citoyenne aboutissent à cette évidence : la cherté du carburant en Corse n’est pas une fatalité. C’est un choix ou, plus précisément, un refus de choix. Or, désormais, plus personne ne peut dire qu’il ne savait pas. Ce refus, nous ne l’acceptons plus.
Arracher la régulation est donc votre prochain et principal combat ?
Avec le député Paul-André Colombani et tous les parlementaires prêts à défendre les Corses plutôt que les dividendes, nous irons chercher cette régulation. Parce qu’il est temps que le prix du plein cesse d’enrichir quelques-uns et cesse d’appauvrir tout le monde.
Propos recueillis par Jean-Pierre Bustori
Photo : JDC
Illustration : Autorité de la Concurrence