• Le doyen de la presse Européenne

Communauté de sang ?

La communauté de destin : une conception émancipatrice du peuple face aux tentations ethnicistes

La communauté de destin : une conception émancipatrice du peuple face aux tentations ethnicistes


La définition de ce qu’est un peuple traverse aujourd’hui une crise profonde, particulièrement visible en Corse où s’affrontent deux visions irréconciliables : celle d’une communauté de destin inclusive et celle d’une identité fermée sur des critères ethniques. Ce débat dépasse largement le cadre insulaire pour interroger les fondements mêmes de toute construction nationale démocratique.

Généalogie d’un concept progressiste

La notion de communauté de destin (Schicksalsgemeinschaft) apparaît en 1907 sous la plume du social-démocrate autrichien Otto Bauer, qui définit la nation comme une communauté de caractère fondée sur une culture commune, issue d’une communauté de destin. Cette formulation permettait d’articuler deux dimensions : le peuple-en-soi, défini par des critères objectifs (territoire, langue), et le peuple-pour-soi, constitué par le sentiment national partagé. Bauer refusait ainsi toute réduction à une vision ethnoculturelle normative.
Cette conceptualisation trouvera des prolongements chez Antonio Gramsci, qui évoque le peuple-nation dans une perspective stratégique inclusive, liée aux notions de bloc historique et d’hégémonie. Pour le penseur communiste sarde, l’expression du sentiment national devait s’inscrire dans une vision émancipatrice, à rebours des marxistes orthodoxes qui n’y voyaient qu’un obstacle à l’unification prolétarienne.
En Corse, cette notion émergera tardivement, mais de manière décisive. En janvier 1988, le FLNC popularise le concept de peuple corse communauté de destin, défini comme regroupant Corses d’origine et d’adoption, sans considération d’origine, de religion ou de couleur de peau, liés par la volonté de construire un avenir commun. Quelques mois plus tard, l’Assemblée de Corse adopte une motion affirmant l’existence d’une communauté historique et culturelle vivante regroupant ces deux composantes. Cette double définition procédait d’une vision inclusive du nationalisme, refusant toute approche d’exclusion. Elle était évidemment favorisée par un fait incontestable : aujourd’hui il n’existe quasiment plus de familles insulaires qui ne possèdent des branches continentales.

La machine à fabriquer des Corses

Pendant des siècles, la Corse a remarquablement intégré les populations venues s’installer sur son sol. Grecs, Toscans, Piémontais, Lombards, Russes blancs, Serbes, Catalans, Espagnols fuyant Franco, Maghrébins des années 1960-70 : tous sont devenus Corses par le cœur et l’âme. Le vecteur principal de cette intégration fut la langue corse, pratiquée quotidiennement dans les familles, les rues. Parler corse, c’était être corse, sans autre formalité.
Cette capacité d’intégration reposait également sur d’autres piliers : une école républicaine offrant à tous les mêmes chances d’ascension sociale, une laïcité bienveillante héritée de l’expérience paolienne qui avait déjà séparé l’Église et l’État au XVIIIe siècle, et surtout un bain culturel corse suffisamment puissant pour imprégner les nouveaux arrivants sans les contraindre à renier leurs origines.
Aujourd’hui, cette mécanique s’est grippée. La langue corse n’est plus parlée couramment que par moins de 10 % de la population. Le basculement démographique est vertigineux : quarante mille habitants supplémentaires en dix ans, dont les deux tiers de néo-arrivants, avec cinquante mille nouveaux foyers prévus dans la décennie à venir. Le bain culturel autochtone se trouve dilué au point que la société corse ne se sent plus capable d’intégrer ces flux et il est exact que la réalité d’un peuple corse en tant que sujet historique et culturel est menacé de disparition.

Les dérives identitaires contemporaines

Face à cette fragilisation, des voix s’élèvent pour abandonner le concept de communauté de destin. En janvier 2024, Jean-Philippe Antolini, porte-parole d’a Chjama Patriotta, déclare : « Nous ne parlons plus de communauté de destin. Nous sommes en train de disparaître. La Corse n’y arrive plus car le nombre d’arrivées est trop important. » Cette position marque une rupture idéologique majeure avec les fondements du nationalisme corse moderne.
Le mouvement Nazione, créé en janvier 2024 par d’anciens militants du FLNC, pousse cette logique plus loin en parlant de « colonisation de peuplement » et en affirmant que « plus personne n’est le bienvenu en Corse ». Parallèlement, a Mossa Palatina assume une orientation nationaliste d’extrême droite, définissant trois piliers identitaires : famille, langue corse et catholicité, avec une hostilité affichée envers l’immigration et les minorités.
Ces évolutions témoignent d’un repli qui marque un retour aux fondements du nationalisme corse entre les deux guerres qui se sont orientés vers le fascisme mussolinien. Comme le souligne la sociologue Liza Terrazzoni dans son ouvrage « Les Autres en Corse », le discours nationaliste tel qu’il s’est construit favorise l’exclusion des autres, et la communauté de destin n’apparaît pas comme un principe politique suffisamment fort pour fonctionner dans le contexte actuel.

L’impasse de l’ethnicisme

Vouloir redéfinir le peuple corse selon des critères ethniques ou généalogiques constitue une impasse théorique et pratique. D’abord parce que l’homogénéité ethnique n’a jamais existé en Corse, terre de brassages millénaires. Ensuite parce qu’une telle définition exclurait mécaniquement une part considérable de la population actuelle, créant des citoyens de seconde zone et fracturant irrémédiablement le corps social. On exclurait au lieu d’intégrer.
L’expérience soviétique offre un contre-exemple édifiant. Staline a tenté de créer un peuple soviétique unique à partir d’une mosaïque de peuples-en-soi dominée par la Russie. Cette construction artificielle, fondée sur des critères objectifs normatifs (territoire, ethnie, langue) et maintenue par la coercition, s’est instantanément désintégrée dès que la contrainte a cessé de s’exercer. Comme quoi une communauté de destin ne se décrète pas, elle se construit dans la liberté et le consentement.

L’impératif démographique et économique

Le paradoxe corse mérite d’être souligné : dans le territoire français le plus âgé démographiquement, alors que la crise économique annonce des restrictions budgétaires drastiques, l’arrivée de nouveaux talents constitue objectivement le seul moyen de s’en sortir. Refuser cette réalité par crispation identitaire revient à condamner l’île au déclin. Mais cette immigration ne peut être féconde qu’à une condition : que l’identité corse soit suffisamment puissante, attractive, vivante et transmissible pour que la Corse continue de fabriquer des Corses, pari qui reste à gagner. Le défi n’est donc pas de fermer les portes, mais de renforcer ce qui fait l’âme insulaire pour qu’elle rayonne et séduise, transformant l’apport démographique en enrichissement plutôt qu’en dilution.

Reconstruire les conditions de l’intégration

Pour sortir de cette crise, plusieurs pistes s’imposent. D’abord, réinvestir massivement dans la transmission de la langue corse, de façon publique ou privée, non comme emblème folklorique ou comme argument politique, mais comme outil quotidien de communication créant un lien affectif et charnel entre tous les habitants. Ensuite, enseigner obligatoirement l’histoire de la Corse dans tous les établissements, pour que chacun, quelle que soit son origine, puisse s’approprier ce passé commun et se sentir héritier de cette histoire.
Il s’agit aussi de développer le sentiment qu’à la condition d’accepter la réalité d’une entité Corse, tous sont susceptibles d’être de cette terre, en associant l’ensemble des Corses aux événements qui scandent la vie de l’île, en faisant de la solidarité le ciment des nouvelles générations. Cette reconstruction ne peut se faire par la contrainte ou l’exclusion, mais par l’ouverture et la confiance retrouvée.

Une tension créatrice plutôt qu’une essence figée

Le peuple corse n’est pas une essence immuable, mais une tension créatrice, une promesse inachevée qui existe dans le désir de rester ensemble malgré les différences. Le minéraliser par une définition ethnique, c’est le trahir. Le penser comme une communauté de destin inclusive, c’est lui donner une chance d’exister pleinement et d’étonner le monde.
Face aux courants qui tentent d’imposer leur vision xénophobe et discriminante, le concept de communauté de destin demeure le seul à même de leur faire barrage tout en jetant les bases d’un projet réellement émancipateur. À condition toutefois de ne pas en faire une coquille vide, mais de l’articuler à un véritable projet politique basé sur une réelle autonomie dotée d’un personnel capable de la gérer.
La question posée est finalement simple : fait-on peuple parce qu’on partage une identité biologique ou parce qu’on partage des idéaux politiques et un projet commun ? L’histoire des émancipations nationales plaide indubitablement pour la seconde option. C’est cet équilibre entre mémoire et projet, entre enracinement et ouverture, qu’il faut préserver contre les tentations régressives du sang et du sol très en vogue sur notre planète.

GXC
Photo /D.R
Partager :