Un « vrai faux » rapport sur la criminalité corse ?
Faux ou fuite authentique : deux scénarios inquiétants
Un « vrai faux » rapport sur la criminalité corse ?
Le document intitulé Bilan 2025 Parquet anticriminalité qui a largement irrigué la Corse et qui fait l’objet d’une poursuite judiciaire pour « faux et usage de faux, de dénonciation calomnieuse, de violation du secret professionnel et de violation du secret des enquêtes afin de déterminer les circonstances de l’élaboration et de la diffusion de ce document qui doit être interprété comme une entreprise de déstabilisation, dans le contexte particulier du renforcement de la réponse judiciaire en Corse », intrigue avant même que l’on en examine le contenu. Sa date interroge : pourquoi un bilan annuel serait-il rédigé au milieu de l’année, alors que les pratiques administratives imposent normalement un exercice achevé, consolidé, vérifié ? Le simple fait qu’un tel rapport circule hors de tout cadre institutionnel suffirait déjà à éveiller les soupçons. Mais ce n’est là que la première anomalie d’un texte qui, page après page, laisse une impression d’inconfort croissant.
Une confusion des missions judiciaires
L’autre incohérence tient au périmètre théorique du futur parquet anticriminalité. Celui-ci devrait se concentrer sur la délinquance économique, le blanchiment, les flux financiers opaques, et surtout sur les articulations entre acteurs criminels et acteurs légaux. Or le document prétend fournir une cartographie des règlements de comptes, des bandes rivales, des dynamiques territoriales du narcobanditisme : autant de domaines relevant en principe de la JIRS, non d’un parquet spécialisé dans les circuits financiers. Ce décalage entre la mission attendue et l’objet traité laisse penser que l’auteur n’est pas un technicien du droit, mais quelqu’un qui cherche à installer un récit, à orienter une perception globale du phénomène criminel en Corse.
Une précision suspecte des informations
Le plus troublant reste cependant la précision des informations. Elles auraient été collectées avant octobre 2025, selon plusieurs indices internes, et couvrent des épisodes récents que seule une connaissance directe des dossiers, ou un accès aux bases de données policières, permettrait de reconstituer avec une telle finesse. La topographie criminelle décrite, allant de Bastia à Ajaccio, de la Balagne à la Plaine orientale, suppose un regard transversal sur l’île entière, regard que peu de particuliers possèdent. On peut connaître son quartier, parfois sa microrégion, rarement l’ensemble des rouages d’un territoire complexe où même les services spécialisés peinent à assembler les pièces du puzzle.
L’hypothèse d’un auteur extérieur
Faut-il en conclure que les auteurs seraient des délinquants particulièrement informés ? L’hypothèse a sa logique : certaines figures du milieu disposent en effet d’une vision stratégique de l’ensemble de l’écosystème criminel. Mais là encore, plusieurs points clochent. Pour produire un tel document, il aurait fallu disposer d’informations non publiées dans la presse, parfois proches de données procédurales ou judiciaires. Or les voyous, aussi renseignés soient-ils, n’ont pas accès à certaines chaînes d’information interne, sauf à bénéficier de complicités institutionnelles. Ce qui nous ramène à une question plus inquiétante encore : si le document est un faux, il pourrait révéler l’existence de groupes capables non seulement de désinformer, mais de mimer les productions de l’État en copiant son vocabulaire, ses structures, ses codes narratifs.
Des institutions déjà fragilisées
Le contexte rend ce soupçon plus lourd. Ces dernières années, plusieurs affaires ont mis en lumière des failles majeures au sein de l’appareil judiciaire et policier. Une magistrate mise en examen, des listes de jurés retrouvées dans le téléphone d’un délinquant, un fonctionnaire de tribunal soupçonné d’avoir transmis des informations sensibles, des policiers eux-mêmes inquiétés pour des liens avec des membres du grand banditisme. Ce n’est plus une fissure isolée, mais un faisceau d’indices révélant une perméabilité réelle entre sphère publique et sphère criminelle. Dans un tel environnement, un document qui semble provenir de l’institution peut être soit le fruit d’une fuite authentique, soit le produit d’une manipulation interne ou semi-interne.
Faux ou fuite authentique : deux scénarios inquiétants
L’hypothèse d’un faux n’est pas rassurante. Elle signifierait qu’existent, dans l’ombre, des forces capables de produire un récit cohérent, imitant presqu’à la perfection l’État, maîtrisant des éléments de langage et des détails opérationnels. On ne parle plus alors de simples ragots, mais d’une puissance de nuisance organisée, dotée des moyens d’influencer la perception collective. Qu’un tel groupe soit criminel, politique, privé, ou hybride existe, il témoignerait d’une maturité inquiétante : celle d’un pouvoir parallèle capable de peser sur l’opinion publique, voire sur les décisions gouvernementales.
L’hypothèse inverse, celle d’un document authentique, ce qui se murmure à Paris — où le « désordre corse » finit par donner l’impression que tout ce qui touche à notre île se transforme en plomb — serait plus explosive encore. Elle exposerait la vulnérabilité des services : leurs luttes internes, leurs carences de sécurité, leurs lignes de faille humaines. Elle révèlerait qu’avant même sa création, le parquet anticriminalité aurait été fragilisé par une fuite, c’est-à-dire par une atteinte directe à sa crédibilité fondamentale suite à un conflit interne. La Corse est hélas accoutumée à ce type de dysfonctionnements qui ont atteint leur apogée lors de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac. Un tel parquet est censé être la pièce maîtresse d’une nouvelle stratégie judiciaire contre le crime organisé ; or il naîtrait, dans ce scénario, sous le signe de la défiance publique et de l’humiliation institutionnelle.
Le spectre d’une structure mafieuse
Quelle que soit la version retenue, un constat s’impose : le paysage criminel décrit — qu’il soit reconstruit, exagéré, infiltré ou fidèle — dessine l’image d’un maillage profond, ancien et protéiforme entre voyous, acteurs économiques, et personnalités politiques. Une alliance fluctuante, parfois conflictuelle, mais suffisamment structurée pour orienter l’attribution de marchés, l’implantation de réseaux, la gestion de territoires, et même certaines décisions publiques. Une telle configuration correspond moins à une criminalité classique qu’à une forme de pouvoir parallèle, un système d’intermédiation illégitime capable d’infléchir la vie sociale et économique de l’île bref une mafia.
Les collectifs antimafia confortés
De ce point de vue, les collectifs antimafia ont vu juste. Ils ont identifié non seulement les violences visibles, mais les réseaux, les complicités, les protections, les habitudes installées. Ils ont compris que derrière l’image parfois folklorisée du banditisme se dessine une structure d’emprise. Le document — vrai ou faux — confirme, par son existence même, que cette emprise est devenue un sujet central de la vie publique insulaire.
Un défi direct pour l’État
Reste alors la responsabilité de l’État. Le dévoilement d’un tel texte, quelle que soit sa nature, révèle un dysfonctionnement grave. Si la fuite est réelle, il devient urgent d’identifier son origine, d’en comprendre les motivations, d’évaluer l’ampleur de la compromission. Si le document est faux, il faut déterminer qui possède les compétences, les données, les relais nécessaires pour fabriquer une telle pièce. Dans les deux cas, la question n’est plus seulement criminelle : elle devient institutionnelle. L’État peut-il protéger ses propres secrets ? Peut-il affronter une criminalité qui semble parfois mieux informée que lui ? Peut-il rétablir la confiance alors que ses failles apparaissent au grand jour ? On disait autrefois « ùn ci — più un palmu di nettu » « il n’y a plus rien de propre ». L’expression n’a jamais semblé aussi adéquate.
Le visage effrayant d’une certaine Corse
En tout état de cause, le paysage décrit dans le document est proprement effrayant : celui d’une Corse maillée par la grande criminalité acoquinée à des politiques et à des privés dans une alliance qu’il faut bien appeler par son nom : une mafia singulière, mais une mafia réelle. En ce sens, les collectifs antimafia ont eu raison de dénoncer ce phénomène qui gangrène notre île. Il n’en reste pas moins que, si fuite il y a eu, elle pose le problème de la sécurité des services de l’État : magistrate mise en examen, listes de jurés trouvées sur le téléphone d’un délinquant, fonctionnaire de tribunal complice de fuite, policiers en examen pour complicité avec des voyous. La parution d’un tel document, vrai ou faux, pose la question de la crédibilité du futur parquet antimafia, qui devra avant même d’exister identifier la source de ce texte. S’il est faux, il faudra comprendre à qui il profite ; s’il est vrai, le parquet anticriminalité verra le jour sous de bien mauvais auspices. Mais pour l’heure, partons de l’hypothèse d’un faux, ce qui n’est guère plus rassurant lorsqu’on comprend que des forces occultes possèdent un tel pouvoir de nuisance.
P.L
illustrations :D.R