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Le Vilayet de Bastia

L'hôpital se moque de la charité ! L’hôpital se moque de la charité, voilà un dicton qui s’applique dans ses deux acceptions – figurée et propre – au Vilayet- Saint Dominique, situé sur la colline de Cardo, au-dessus de Bastia.
Le Vilayet de Bastia
L’hôpital se moque de la charité !


L’hôpital se moque de la charité, voilà un dicton qui s’applique dans ses deux acceptions – figurée et propre – au Vilayet- Saint Dominique, situé sur la colline de Cardo, au-dessus de Bastia. Un don avec bâti, jardin et parc à ce qui était l’hospice civil de la ville et laissé en déshérence par l’actuel hôpital
.


Ce nom de vilayet à quoi se réfère-t-il ? C’est une appellation utilisée sous l’empire ottoman pour désigner une province, un district, une subdivision. Vilayet viendrait de l’arabe wilaya, qui dans l’Algérie contemporaine sert à nommer les régions du pays. Alors pourquoi un vilayet à Cardo, qui n’a jamais été turque que l’on sache !

La Tunisie et l’orientalisme

La réponse nous est donnée par Aimé Sisco qui dirigeait à Marseille une compagnie de transports maritime. Sisco, un patronyme corse, bien entendu ! Aimé Sisco, très attaché à ses origines insulaires, décida de léguer à l’établissement en charge des malades et des nécessiteux sa propriété qui surplombait Bastia, propriété parée d’un bijou : un jardin extraordinaire à faire pâlir celui de Charles Trenet. Mais pour quelles raisons l’heureux propriétaire avait-il baptisé son bien, vilayet ? L’explication est à chercher dans le parcours de vie de l’armateur : il avait séjourné et eu des liens très fort avec la Tunisie. C’était dans la seconde moitié du XIX è siècle, qui autant que l’instinct colonial avait la fibre orientaliste. Vérité en peinture, musique, littérature, il suffit de penser à Pierre Loti, maintenant dédaigné au bataillon des lettres, ce qui n’infirme pas son œuvre qu’on la goûte ou non, qu’on la folklorise ou non !

Aimé Sisco voulut donc que ses terrains et sa demeure porte le nom de Vilayet et dans la foulée il adjoignit Saint Dominique. Qu’avait-il en tête en optant pour cette dénomination plutôt curieuse ? On peut hasarder que la réponse était dans l’air du temps où flottait un hédoniste désir de fusionner dans un même onguent parfumé, orient et occident, désir conjugué aux appétits impérialistes de l’époque pétri chez certain du souci de voir triompher le « vraie » foi ?

Le donateur signa son testament olographe le 20 août 1910. A sa mort en 1915, l’hospice civil de Bastia hérita de la demeure, de ses petits bâtiments satellites et du parc. Le Vilayet-Saint Dominique tombait dans l’escarcelle de la collectivité… pour son malheur, puisque l’hôpital, successeur de l’hospice, en toute indigne légèreté, s’est dispensé de soins.

Méditation et contemplation

A ce stade de la réflexion il est intéressant de se remettre sur la trace du terme, vilayet. Outre une unité administrative il renvoie également à un espace de méditation réservé aux exercices spirituels, à la transcendance… Et la piste est fructueuse puisque parmi les merveilles du jardin se dresse une chapelle aussi étonnante qu’étrange. De loin elle évoque un palais oriental érigé par un sultan ou un calife. De près elle se révèle être un édifice indéniablement catholique ainsi que le confirme l’intérieur odieusement profané ! Acte délictueux perpétré par des zonards ou par des ignares en baguenaudes, de ceux qu’on croise au quotidien, normaux sur eux et d’allure ?

La chapelle est dotée d’un dôme semblable à ceux de certaines mosquées du Bosphore ou à ceux de petites constructions byzantines. Elle est entourée de quatre tourettes (fabriques). L’ensemble est décoré de cinq groupes arborant des croissants surmontés de croix chrétiennes. Symbole de l’alliance de l’Islam et du Christianisme ? Illustration de la suprématie de l’un sur l’autre ? Les deux théories sont possibles ce qui ne signifie pas qu’elles se valent. La première est tout de même plus fertile, si l’on souhaite un avenir apaisé… Autre hypothèse : on est en face d’un signe ésotérique dont il reste à définir sens et substance.

L’entrée du domaine raconte tout de suite la misère des lieux : portail béant, amoncellement de détritus, fenêtres fracassées. Sur la gauche une pièce envahis de guenilles avec plantée à un clou une nuisette rougeâtre, sale, déchirée. Soit un gros nid à puces et à punaises. Attention aux démangeaisons !

En suivant une descente casse-cou, sous la broussaille rase difficile de distinguer ce qui était marches de ce qui était chemin. Au fil de la progression on découvre la demeure initiale additionnée d’ajouts. Bâti plurie,l hétéroclite et poétique. Dédale de salles parfois minuscules, parfois presque vastes parasitées par des tags ratés, des graffitis incultes, des inscriptions idiotes. Où pouvait être la peinture a fresco veduta signalée par la plasticienne et chercheuse en art, Laurence Lorenzi, dans un de ses articles ? Effacée par les intempéries, par les ans, par la main malotrue des hommes ? Par-ci par-là des lierres peints subsistent sur des plafonds épargnés pour l’heure alors que d’autres sont éventrés. Des escaliers dont on saisit mal la géographie et dont l’ordonnancement s’est dissipé, grimpent à l’étage. Formidable vue sur la mer. On n’a plus qu’à rêver qu’une magicienne restitue aux lieux les fastes d’antan.

Chasmanthes et alusi

En contre-bas de la bâtisse, un édicule arrondi dont ne demeure qu’un soubassement circulaire renversé. Où sont les palmiers qui faisait autrefois la renommée du domaine ? Tous morts en croire les moignons de troncs dispersés un peu partout. Mais pénétrer plus avant dans la verdure apporte une régénérante respiration. Boqueteau de lauriers nobles, élégants et robustes, au feuillage vert sombre fleuri de modestes boules d’or. Sublime de quiétude l’endroit, comme un commencement du monde, comme un havre de sagesse et de joie.

S’offre ensuite à la vue un champ de narcisses sauvages. Sous la terre à faible profondeur s’imagine un royaume d’eau nourricière. En un emplacement nettement plus ensoleillé une nappe de chasmanthes d’un vermillon âpre surgit de touffes de feuilles acérées à la pointe. Fleurs rustiques et robustes dont l’avancée quasi belliqueuse butte sur un tapis de pervenches tandis que dans le fouillis dru percent de frêles ancolies mauves, un peu égarées, sorte d’arbitre malaimé dans le match que se livrent narcisses et chasmanthes. Et cachés sous ce tohu-bohu floral, un peu en réserve, de lilliputiens et fragiles alusi à la clochette rayée beige et brune.

Du jardin initial voulu par le créateur du domaine il n’y a quasiment plus rien. Disparus les bassins qui en ponctuaient le rythme. Pulvérisée l’architecture mentale qui dessinait là un paysage à part pour le plaisir des yeux et la contemplation, en alliant nourritures spirituelles et terrestres avec son coin potager. Dans son article Laurence Lorenzi mentionne que le Vilayet disposait de trois portes : une pour l’habitant, une pour le service, une pour les calèches et que seule celle ouvrant sur l’habitation présentait un ornement caractéristique, en l’espèce la peinture à fresco veduta désormais oblitérée.

Défigurée par la spéculation

Mal récompensée la générosité d’Aimé Sisco ! Successivement des internes, des médecins de passages ont été logés au Vilayet, preuve en est des cumulus démantibulés et fantomatiques encombrant des recoins. Sous la houlette du petit-fils du bienfaiteur des scouts ont nettoyé parc et jardin pendant des été, puis… néant.

Des projets de sauvegarde ont été développé : centre aéré pour petits, résidences d’artistes (le FRAC en a initié quelques-unes), reconversion en aire de permaculture, jardin botanique. Moult administrations et instances sont concernées : hôpital, maire et service du patrimoine de Bastia, CDC, DRAC, Office de l’environnement, Bâtiments de France même si le domaine n’est pas inscrit…

Témoin de l’histoire coloniale de l’île et de l’esprit orientaliste d’une époque le Vilayet – Saint Dominique doit être préservé, bâtiment et espace paysager qui est unique.

Au moment où la colline de Cardo est défigurée, jour après jour, par la spéculation immobilière avec des immeubles construits n’importe où n’importe comment, avec des villas façon roitelets de républiques bananières ou « sam’suffit » de luxe tandis que s’envole le prix du mètre carré, il est temps de réagir…

Sursum corda !

Michèle Acquaviva-Pache

*Pour visualiser l’état du Vilayet se reporter à la vidéo de Marie Joséphine Susini sur sa page FaceBook. Lire, « Le maquis corse »de Laurence Lorenzi (L’Harmattan), « Le palais vert », acte du colloque consacré en 2012 à la plasticienne
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