Letizia Giuntini : Une femme contre le désastre /un film documentaire de Jean Froment
Letizia Giuntini. Chevrière, là où le tout tourisme et tout luxe font la loi. Auteure-compositrice- interprète puissante. Femme singulière et sincère. Guerrière de notre planète terre avec les armes du cœur, la détermination, et beaucoup d’huile de coude… Jean Froment fait de cette étonnante-détonnante un beau portrait dans son film documentaire, « La part du rêve », diffusé sur Via Stella.
Ça commence par une chanson au volant d’une voiture. Ç a se termine, sur un sentier escarpé, en chantant. Dans l’entre-temps l’histoire d’un rêve incarné dans un coin montagnard de Balagne. Un rêve vécu. Un rêve fragile. Un rêve à recommencer encore et encore.
Au-dessus de Lumio Letizia Giuntini s’accroche à la terre de ses ancêtres. Elle élève vingt chèvres car il lui faut se ménager des moments pour donner des cours de chant, cultiver un jardin dans la plaine de Lozari et travailler sa musique. Pas assez de bêtes, pas assez d’hectares, la jeune femme n’est ni éleveuse ni agricultrice pour les instances officielles. Hors système, elle est néanmoins reconnue sous le libellé : détentrice !
Un quotidien très dur, parce que vivre de ses ressources dans ces conditions n’est pas évident et surtout parce qu’elle subit à longueur de saisons une monstrueuse pression immobilière en raison de l’appétit échevelé de certains pour les résidences secondaires qui dévorent le paysage au détriment d’une agriculture et d’un élevage nourriciers. A cette pression immobilière s’ajoute une stratégie de la tension déployée par d’aucuns pour la faire déguerpir afin de récupérer son bien et de « normaliser » son espace en l’accommodant à la sauce productiviste, le tout assorti de menaces précises et d’obstruction aux droits de passage.
L’indépendance est une denrée rare et quand elle se conjugue avec liberté… elle coûte chère ! Mais Letizia Giuntini n’a pas l’habitude de se dérober. Si elle cultive à l’instar d’un Pierre Rabhi une « frugalité heureuse » elle n’a pas la langue de bois pour dénoncer le fric qui pollue les sites les plus remarquables, la mise à mort de la terre paysanne et ceux qu’elle nomme les « commandants » qui n’ont cesse de transformer en mendiants les gens qu’ils ont l’arrogance de dominer et d’exploiter... Elle alerte sur un état de fait dépourvu d’aménité et de bienveillance qui accule des individus à la dépression et à la révolution. Un état de fait si brutal qui met à mal la société. Au passage la chevrière artiste sait manier l’humour lorsqu’elle conte, par exemple, le bouc évadé du troupeau qu’elle finit par récupérer grâce à … Facebook.
L’accumulation d’obstacles sur sa route va conduire Letizia Giuntini à une conclusion amère : partir. Mais partir ailleurs en Corse, pour un endroit qui ne sera pas un balcon sur la mer.
Avec « La part du rêve » Jean Froment nous offre de superbes images au ton exceptionnel. Saisissant portrait d’une femme qui aime tant ses chèvres et qui est tellement attachée à la création musicale. Il faut écouter les chansons du CD, « Cuccata », qui ne sont pas sans évoquer en langue corse Dylan et Evora. Résultat un protest-song percutant et poétique dans ses sonorités folk-world.
• Sur le site internet : letiziagiuntini.fr, on peut commander l’album, « Cuccata ». « Une part de rêve » est à voir en replay sur Via Stella.
Jean Froment, le réalisateur de « La part du rêve » est l’auteur de superbes documentaires sur la Corse. Comment l’avez-vous rencontré ?
Par l’intermédiaire d’une copine. Jean Froment avait l’intention de faire un film sur des femmes paysannes en pluriactivité. Cette pluriactivité devait concerner la nature, l’artisanat ou la création artistique. A l’origine on devait être deux. Finalement je suis restée toute seule avec beaucoup de choses à dire. Dans « La part du rêve » des mots reviennent constamment dans votre bouche : Liberté. Indépendance. Simplicité.
Quel est celui auquel vous tenez le plus ? Pourquoi ?
Liberté, les deux autres mots lui sont étroitement liés. Liberté, le mot est vaste. S’il est bien interprété, bien employé il rejoint des mots importants comme amour, comme paix. La liberté c’est avoir la conscience et la force de faire ce qu’on veut.
N’avez-vous pas redouté l’intrusion de la caméra dans votre quotidien ?
J’ai commencé par refuser de participer. Je me suis dit au ça allait être une source supplémentaire de problèmes et que le dicton « pour vivre heureux vivons caché » avait peut-être du vrai ! J’ai été convaincu quand j’ai constaté que le réalisateur était d’une extrême sensibilité et qu’il respecterait ma vie. Le tournage s’est déroulé sur une année, on a eu ainsi le temps de se connaitre. Jean Froment a su me laisser la parole et n’a jamais essayé de me faire dévier.
Qu’est-ce qui est si attachant avec les chèvres à qui vous avez donné à toutes un prénom ?
La puissance… La puissance de leur intelligence. La puissance de leur esprit de liberté et d’indépendance tout en ayant une capacité à la docilité et à la compréhension à mon égard. « La société m’est chère. J’aime tout ce qui est humain ».
« La société m’est chère. J’aime tout ce qui est humain ».
Letizia Giuntini
Letizia Giuntini, vos chèvres vous aiment ?
Elles m’aiment et je les aime. C’est réciproque. Entre nous il y a quelque chose qui se rapproche de l’humain bien qu’on reste à nos places respectives. Dès leur naissance je les éduque pour qu’elles comprennent ce que j’attends d’elles et en retour je dois aussi les comprendre. Le soir, je les appelle pour la tétée ou pour manger du maïs. Elles s’adaptent à moi et moi à elles. A la fin du printemps elles gagnent la montagne. Elles redescendent alors pour la traite et repartent dormir là-haut sans que j’aie à intervenir. Pourtant chevrière n’est pas ma formation de base. J’ai simplement regardé faire quelques bergers…
Vous êtes hors système parce que celui-ci n’a rien prévu pour des paysans tels que vous. Mais être hors système ne correspond-t-il pas à votre personnalité ?
Ne pas rentrer dans les cases me correspond. Mais au début ce n’est pas moi qui ai décidé d’être hors système. C’est parce que le schéma officiel m’imposait d’avoir tant d’hectares et tant de bêtes. Or, l’important c’était ma liberté de penser et d’adapter mes besoins à ce que j’avais envie de vivre. En tant que « détentrice » je suis reconnue par le système en quelque sorte. Seulement cette reconnaissance ne va pas jusqu’à m’accorder des droits de passage ou l’accès à des aides.
Parmi les tracas que vous subissez quel est le plus intolérable ?
Ce qui me hérisse le plus c’est qu’on ne prenne pas en considération les petits et qu’on ne leur laisse pas la possibilité d’exister. Ça, c’est le plus injuste pour moi. Ce qui m’horripile aussi c’est qu’à l’école on n’apprenne pas aux enfants le partage et de faire place aux autres.
Quelles mesures à prendre pour sauvegarder ce que vous nommez justement la terre paysanne ?
Avoir une prise de conscience de la vraie valeur de la vie, de l’être humain, de la nature. Tout le monde a le droit d’exister, de s’épanouir… sans être réduit à la mendicité par ceux qui s’arrogent gouverneurs, patrons ou autres. A la fin du documentaire vous annoncez que vous partez de Lumio où la situation est intenable. Ce n’est pas pour autant un constat de défaite puisque vous irez ailleurs en Corse.
Où est cet ailleurs en Corse ?
Du côté de Montemaggiore, Montegrosso. Nous avons trouvé des terrains. Ma compagne fera du maraîchage et moi j’ai un projet de verger. Nous avons commencé à clôturer, à travailler la terre, à installer des poules. Pour les chèvres c’est délicat car il y a de la férule, plante toxique pour elles qui sont tellement habituées à Lumio.
Continuez-vous beaucoup à écrire, à composer ?
Dix-huit de mes chansons sur quatre-vingts sont sur « Cuccata ». Un nouvel album se profilait que le Covid a annulé. Heureusement, il reprend corps. Il sera enregistré avec une formation classique qui fera appel à Celia Picciocchi.
Combien de temps consacrez-vous par jour à vos activités artistiques ?
Ça dépend ! En été j’ai plus de possibilités. Actuellement notre projet de jardin et de verger est très prenant. J’essaie de me dégager au moins un quart d’heure par jour pour les chansons.
Sensibles à la musique les chèvres ?
Quand je chante, elles s’arrêtent de manger pour me regarder. Après la Corse et la terre, c’est d’elles dont me vient l’inspiration. Elles sont mon premier public.
Des réactions après la diffusion du film sur Via Stella ?
J’ai senti du soulagement chez certaines personnes qui se sont retrouvées dans ce que je dis. J’ai aussi apprécié qu’on ne me voit pas comme une marginale… La société m’est chère. J’aime tout ce qui est humain.
• Propos recueillis par M.A-P