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L'élection présidentielle de 2022 en Corse: quelques grandes leçons du premier tour

Dans un contexte où l'avenir institutionnel de la Corse est à nouveau sur l'agenda,d'aucuns s'attendaient peut-être à ce que les résultats du premier tour de l'élection présudentielle diffèrent sensiblement de ceux de l'ensemble de la France.

L’élection présidentielle de 2022 en Corse : quelques leçons du premier tour

Dans un contexte où l’avenir institutionnel de la Corse est à nouveau sur agenda, où l’actuel gouvernement prétend ouvrir un dialogue « sans précédent » avec les élus et la société corses, d’aucuns s’attendaient peut-être à ce que les résultats du premier tour de l’élection présidentielle diffèrent sensiblement de ceux de l’ensemble de la France. Ce ne fut décidément pas le cas, mais ce premier tour n’en suscite pas moins des questionnements essentiels.



Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle en Corse sont dans la lignée de ceux de 2017, excepté en ce qui concerne l’effondrement des Républicains, s’agissant duquel la Corse suit la tendance nationale. Marine Le Pen, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon réalisent des scores globaux très proches de ceux d’il y a cinq ans. Si l’on porte le regard sur les résultats individuels des 360 communes, cette stabilité est confirmée et l’on ne s’étonnera pas que c’est chez Marine Le Pen qu’elle est la plus forte.

Quant aux candidats aux propositions les plus proches de celles des nationalistes corses, Yannick Jadot et Philippe Poutou ont réalisé des résultats pour le moins décevants. En revanche, Jean Lassalle a recueilli plus de 15000 voix et plus de 10% des suffrages exprimés. Au regard de ses résultats nationaux (3,13%), il s’agit d’un score excellent. On peut noter que statistiquement, le vote nationaliste au premier tour des territoriales de 2021 a un impact positif et significatif notable sur le vote Lassalle.

Cela dit, vouloir tirer des leçons territoriales de ces élections présidentielles exige beaucoup de prudence. Lorsque les enjeux et les acteurs politiques sont très différents, les moteurs du vote le sont aussi. Il est déjà assez compliqué de repérer les possibles déplacements de voix entre deux scrutins présidentiels.


Une droite recomposée

La principale leçon de ce premier tour en Corse est probablement celle de la poursuite de la recomposition politique à droite. Déjà au second tour de 2017, le vote Le Pen était largement corrélé au vote Sarkozy de 2012. En somme, c’est au sein du bloc des électeurs de droite que les principaux changements semblent être intervenus ; beaucoup d’électeurs préférant désormais une offre plus radicale. Durant plus de cinquante ans, les électeurs de droite ont plébiscité de fortes personnalités – De Gaulle, Chirac et Nicolas Sarkozy – mais ne montrent pas la même attirance pour des candidats tels François Fillon et plus encore Valérie Pécresse.

Les évolutions survenues entre 2017 et 2022 sont moins faciles à caractériser. Marine Le Pen étant remarquablement stable, il serait facile de croire que les électeurs de François Fillon se sont largement dirigés vers Éric Zemmour, mais ce n’est pas ce que montre l’analyse des résultats par commune. Le vote Le Pen de 2017 a un impact significatif et positif sur le vote Zemmour 2022 ; le vote Fillon n’en a pas (et pour les plus curieux, le vote Marcangeli aux territoriales de 2021 n’en a pas non plus). Malgré sa belle stabilité, Marine Le Pen a bien – et c’est logique – perdu des voix au profit d’Éric Zemmour, et il est plus difficile de savoir où elle en regagne.

Ce vote Le Pen peut aussi être analysé au regard des caractéristiques des communes. Là, les résultats sont plus nets qu’en 2017 et pourront parfois surprendre. Dans l’ensemble de la France, Marine Le Pen apparaît généralement comme la candidate préférée des catégories populaires, alors qu’en Corse elle réalise beaucoup d’excellents résultats dans des communes plutôt riches. Néanmoins, la réserve est de mise. Sur les 60 communes comptant le plus d’électeurs, il n’y a pas de relation statistique entre revenu médian et vote Le Pen.

En revanche, il est possible de dire avec plus d’assurance que le vote Le Pen a été sensiblement favorisé par l’accroissement annuel de la population, par la part des moins de 25 ans dans la population, par la part des résidences principales dans l’ensemble des logements, ainsi que par la part des résidences principales construites après 1945. Ce type de tableau nous renvoie facilement aux communes des périphéries ajaccienne et bastiaise, peu touristiques. Le fait qu’on y compte beaucoup d’installations récentes renvoie à une hypothèse importante de la littérature scientifique, suivant laquelle ces installations en périphérie des villes-centres seraient motivées en partie par le désir de vivre dans un cadre moins cosmopolite (on parle de white flight), ce qui va de pair avec un vote pour la droite radicale.


Une porosité insaisissable ?

Toutefois, ces constats – qui restent à affiner – ne fournissent pas toutes les réponses à la question de la supposée origine des voix de la droite radicale, sachant que celle-ci est très faible, voire inexistante, lors des scrutins locaux. L’hypothèse d’une forte porosité entre vote Le Pen aux présidentielles et vote nationaliste aux territoriales est posée au moins depuis 2012. Je crois d’ailleurs que sa pertinence était plus grande il y a dix ans, car on avait encore en Corse de grands blocs d’électeurs de gauche et de droite. Dans des systèmes politiques bouleversés, où les électeurs ont plus de mal à se repérer, elle mérite toujours d’être posée mais les réponses sont décevantes. Nous connaissons probablement tous un José ou une Toussainte qui pratique ce double vote, au village ou en ville, mais ça ne fait pas une généralité, et aucun sondage ne nous donne d’indications précises sur l'ampleur du phénomène. La question fut parfois posée, il y a plusieurs années, mais les échantillons étaient trop petits et les résultats divergeaient largement, allant de 6% à 35% des sondés.

En somme, nous ne pouvons pas affirmer que ce double vote concernerait plutôt 3000, 10000 ou 30000 électeurs. D'un point de vue statistique, sur les 360 communes, il est bien difficile de trouver une relation entre le vote pour la droite radicale aux présidentielles et le vote nationaliste aux territoriales. Le vote Le Pen 2017 a affecté négativement le vote Simeoni 2021, et n'a pas eu d'effet significatif sur les autres listes nationalistes. Pour ce premier tour des présidentielles, je dois me répéter : cette relation statistique n’existe pas au niveau de l’ensemble des communes. Chacun trouvera des exemples de communes où la relation semble forte, mais encore faut-il considérer les contre-exemples…

Bien sûr, cela ne veut pas dire que ce double vote n'existe pas. Au reste, combien y a-t-il de communes importantes dirigées par des maires de gauche, où la droite radicale a fait d’énormes scores et où la gauche était inexistante dimanche dernier ?

L’hypothèse qui me paraît la plus plausible est celle d'électeurs qui éprouvent un malaise identitaire, une inquiétude voire une angoisse face au développement du multiculturalisme, et plus largement face aux changements des modes de vie et des comportements sociaux. Ils y répondraient à travers ce double vote, lequel exprimerait plus souvent une attente de protection que des sentiments profondément racistes. Au demeurant, il ne s’agit pas d’une question dont je me sois précisément occupé, et il y a là aussi beaucoup à faire.


Repenser la complexité des liens à la politique


L’importance du thème de la porosité entre vote nationaliste et vote d’extrême droite ne saurait surprendre. Au demeurant, je crois qu’elle procède aussi de présupposés démentis par la réalité.

Le premier est que la majorité des électeurs est bien informée, a des convictions politiques profondes, et devrait donc voter de façon cohérente dans les différents scrutins. Même si le niveau global d’éducation et d’information a progressé depuis les années 1960, l’information politique est loin d’être complète, y compris pour les personnes les plus intéressées par le débat. On peut croire qu’une majorité des électeurs est capable de se situer politiquement, avec une connaissance – même sommaire – des fondements idéologiques et des rares propositions emblématiques des principaux candidats. En revanche, seule une petite voire une très petite minorité connaît les programmes en détail. Même si les attaches personnelles jouent un rôle beaucoup moins saillant que lors des scrutins locaux, l’image du candidat – facteur extrêmement subjectif – est déterminante dans le choix électoral. Elle n’est normalement pas l’unique critère de décision, mais a souvent un poids très lourd.

À partir de là, parler d’un « électorat lepéniste », d’un « électorat mélenchoniste » ou d’un « électorat nationaliste » présente un risque de fourvoiement. Pratiquement, ces électorats sont des réalités hétérogènes, comptant aussi bien : 1/ des convaincus, très politisés et bien informés ; 2/ des gens qui votent par défaut, soit pour le candidat qui leur paraît le moins mauvais, soit pour celui qui leur paraît le plus à même d’être au second tour ou de l’emporter ; 3/ des gens qui se déterminent essentiellement en fonction d’un seul critère, comme la sympathie, le charisme ou une proposition-clé ; 4/ des gens qui sont peu ou pas intéressés par la politique et qui votent surtout de façon à faire plaisir à un maire, un cousin ou un ami. Deux mois avant le premier tour de la présidentielle, les intentions de vote pour Jean-Luc Mélenchon se situaient autour de 10% ; croit-on que c’est sa seule force de conviction qui lui a finalement permis de réaliser plus du double ?

En somme, comprendre les comportements politiques reste une tâche difficile, et nous partons souvent de présupposés qui nous détournent de la complexité du réel. Au niveau national, la pléthore d’enquêtes d’opinion offre des données dont la confrontation permet souvent des études fécondes. Au niveau de la Corse, ce n’est malheureusement pas le cas, et c’est d’autant plus problématique que la population de l’île a connu des évolutions très profondes en l’espace de vingt ans. C’est une raison supplémentaire pour encourager les études en la matière, mais aussi pour adopter une approche prudente des choix électoraux.

André Fazi
Politologue . Maître de conférence en sciences politiques à l 'université de Corse
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