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Ghjiseppu Orsolini, l'homme qui redonne vie aux pierres

Un regard spirituel sur l'architecture de la Corse

Ghjiseppu Orsolini, l’homme qui redonne vie aux pierres



Ghjiseppu Orsolini va entrer dans la neuvième décennie. Mais sa passion pour les pierres, pour les maisons de Corse, pour ses églises, ne l’a jamais quitté. Chaque jour, il dessine dans un carnet une maison, une façade pour ne pas perdre la main et pour garder le sentiment qu’il œuvre pour son île. Au Japon, on l’aurait placé sur un piédestal et on l’aurait baptisé « trésor national ». En Corse, il désespère souvent de la capacité abyssale de ses compatriotes à laisser s’écrouler des maisons, à laisser s’effacer des fresques, à être incapable d’un dialogue avec le passé que matérialisent les villages et leurs constructions. Il est titulaire d’un doctorat de 3e cycle en sciences de l’art. Professeur d’histoire de l’art, culture, patrimoine à l’Université Pasquale Paoli de Corse, ce Cortenais est un spécialiste en architecture traditionnelle. Il a également occupé le poste de conseiller en architecture pour le Parc naturel régional de la Corse.

Une souffrance de créateur


Ghjiseppu Orsolini est un homme entièrement dévoué à sa passion. Mais qui dit passion dit souffrance. Pour lui, répertorier les richesses architecturales de la Corse et les immortaliser au crayon ou à l’encre est une mission. Il me dit que le processus qu’il vit est douloureux. « Je dialogue avec les lieux, avec les demeures, mais aussi avec ceux qui les ont créées. » Des murs qui s’écroulent ou qui sont simplement recouverts d’un crépi moderne provoquent chez lui une forme de désespoir. Il est aujourd’hui traversé par de la colère et parfois un profond abattement. Il prend pour exemples les fresques relevées dans les églises et dont il a fait un ouvrage L’art de la fresque en Corse de 1450 à 1520 (Ed. Albiana). « Quand j’ai commencé ce travail, on aurait pu sauver les fresques. Mais rien, strictement rien n’a été fait et aujourd’hui, certaines ont disparu. » Il a parcouru inlassablement les routes de notre île et mis à part trois villages, il a tout visité, carnet à la main. Il ne s’est pas simplement intéressé aux demeures, mais aussi aux menuiseries traditionnelles, aux cheminées, aux serrures. Il a rassemblé dans un ouvrage, son étude sur les toits-terrasses édité par le Parc naturel régional de la Corse. Ses Carnets de campagne soit deux livres de 400 pages chacun ont été édités par Piazzola.

Un regard spirituel sur l’architecture de la Corse


Ghjiseppu Orsolini ne considère pas ce qu’il voit, ce qu’il dessine, ce qu’il étudie comme des natures mortes. Bien au contraire. Il porte un regard mystique au bon sens du terme sur le travail qu’il effectue espérant contribuer ainsi à la sauvegarde d’un patrimoine matériel, mais aussi immatériel auquel les autorités semblent ne pas vouloir accorder une grande importance. « De nos jours, le savoir disparaît en même temps que la philosophie de l’habitat. Il faut apprendre à conserver puis à rénover. Mais il faut la culture qui va avec pour accepter la lenteur dans le travail, dans la rénovation. Ce qui a été construit en une décade ne se consolide pas en une demi-heure à coups de ciment et de parpaings. Lorsque l’on « mure », il faut le faire avec la patience et l’amour de la pierre. Chez les Maîtres maçons, ce qu’on appelait autrefois, u Masciu ou u Maestru, on trouve toujours une pensée et une manière de faire qui rend chaque architecture vernaculaire unique et typique. La Corse possède une architecture absolument remarquable et de considérer comme on la traite appelle une réflexion dont on aborde le passé, notre passé, c’est-à-dire nos racines, nos fondations. » Considérant la période actuelle, il estime qu’« aujourd’hui, il peut y avoir de belles créations si elles s’inspirent de l’existant, de ce qui a été fait. Mais il faut posséder le savoir et la culture nécessaires pour adapter des techniques modernes à la tradition. »

« Ne laissons plus malmener nos habitats traditionnels ! »


Lors d’une interview, Ghjiseppu Orsolini avait décliné sa profession de foi : « En dessinant, j’ai dit une grande part de moi-même, sans doute la meilleure, peut-être la plus utile. Le contenu de mes cahiers, ce journal, dévoile mes horizons, ceux qui me sont proches, infiniment proches, toujours, rarement lointains. Ces horizons du quotidien ouverts sur la quête du temps, versant sur l’intemporalité des choses, au-delà de tout, comme si des jours et des jours de voyage ne suffiront jamais à les atteindre. Dessiner c’est aller de toute manière vers le couchant au moment même où la lumière du soleil caresse encore l’image du village, à la limite du jour finissant, en ces instants de plénitude secrète et de profonde sérénité, aller et revenir de toute façon, franchissant et les siècles et les siècles et le temps encore qui a donné à ces maisons, à ces villages une réalité plus que rare, précieuse, semblable à la naissance du jour dans une éternelle approche, comme si la seule motivation possible ne consistait qu’à rejoindre la source enfin et retrouver les origines. En vérité, je dessinais et dessinerai toujours dans l’intensité des « choses ». Cette intensité créatrice, depuis les origines, depuis les temps les plus reculés, les plus anciens, est attestée dans la multiplicité des constructions qui occupent l’espace. Elle révèle dans le déroulement des temps et dans leur évolution les rapports étroits et vitaux qui existent entre l’homme et sa terre. Dans la continuité de mes jours, de mon temps, il m’était nécessaire de redéfinir au-delà de mes émotions fugitives, au-delà de mes sensations du moment, comme si j’allais à la découverte, dans un monde englouti, les florilèges de la mémoire de ce pays. Alors dessiner m’empêchera toujours de plonger dans l’inacceptable. » Pour lui l’inacceptable, c’est la destruction par manque de volonté, par absence d’empathie de nos habitats traditionnels, de nos lieux de culte c’est-à-dire d’un héritage laissé par nos ancêtres.

L’imagination comme une victoire sur l’oubli


Sur le site musanostra.com, Béatrice Tozzi a écrit un très bel article consacré à une exposition de Ghjiseppu Orsolini présentée à l’Université de Corse. Elle comprenait des dessins présentant « des costumes pour un théâtre imaginaire ». « Ainsi s’y côtoient sans cesse le rêve et la réalité. Le monde céleste dans l’effet aérien des volumes peints. L’usage du bleu qui rappelle le culte marial, et l’usage d’un blanc quasi mystique ; et celui de la terre, des ocres, carmins et terre de Sienne, intrinsèquement rattachés au culte religieux, à un Pathos permanent qui renvoie sans cesse au symbole du Catenacciu… L’imaginaire apparaît alors comme une autre façon de se rappeler, et comme un énième moyen de faire honneur à l’histoire de l’art insulaire dont Ghjiseppu Orsolini est un spécialiste. Ici s’incarnent, tous les lieux de l’Île qu’il a maintes fois arpentés, étudiés, racontés. Et par là même, rendus à la vie. Lieux sacrés ou profanes, architectures aux techniques de construction oubliées qui rejaillissent sous nos yeux à travers le dessin, comme un acte de résistance face au vide immaculé du support. Car ce qui fait l’essence même de ces costumes, pour un théâtre imaginaire, c’est une forme de présence sous-jacente induite par l’art : l’imagination comme une victoire sur l’oubli… »

La Corse, royaume de la mémoire amnésique


Ghjiseppu Orsolini est un solitaire, mais un solitaire qui rêve de réveiller les consciences d’une Corse où on parle beaucoup de mémoire sans la pratiquer. Il fait remarquer combien chez nous, les « éveilleurs » paraissent condamnés à errer dans ce monde amnésique en frappant aux portes. Il les a tous connus les pionniers désespérés de ce patrimoine qui nous filent entre les mains. Il me parle de Geneviève Moracchini-Mazel qui, en 1967, dans l’indifférence générale fit paraître chez Klincksieck, Les églises romanes de Corse. Sans elle, ce domaine serait encore inconnu. Il me cite le père Doazan unique spécialiste des pièces de monnaie théodoriennes et pascalines. Nous évoquons le couple Jéhasse qui mit à jour les ruines enfouies d’Aleria. L’aventure même de la langue corse fut une affaire d’intellectuels aventuriers qui se jetèrent seuls ou presque dans l’édition des premiers dictionnaires. Il s’étonne et se désole de ce paradoxe qui veut que nous parlions sans cesse du riacquistu alors que nous n’avons rien fait pour le patrimoine domanial. Non pas rien, car ci et là, des associations composées d’héroïques bénévoles ont réussi des coups de force en réveillant les pierres. Ghjiseppu Orsolini a arpenté la Castagniccia, ce cœur de la Corse. Il a répertorié tous les édifices, les églises, les maisons. Il a dessiné les portes, les serrures, les cheminées. Il a rempli huit cents pages de ses précieux carnets. Il espère seulement qu’ils seront un jour publiés et qu’ils ne resteront pas dans un coin comme ce fut le cas pour les inestimables plaques de verre du photographe Tomasi dont la famille a fini par récupérer ce trésor qui s’oxydait dans des boîtes à chaussures au Palazzu naziunale. Ghjiseppu Orsolini est un trésor national. Mais nous sommes hélas bien peu à l’avoir découvert. Nous sommes quelques-uns qui nous sommes promis de faire imprimer ses cahiers de la Castagniccia et nous allons tenir notre promesse en même temps que nous allons enrichir le mouvement pour la relève des ruines et maisons de Corse quoiqu’il en coûte.

GXC





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