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Angelo Rinaldi, l 'Académicien du silence et des blessures

La Corse et l'homosexualité comme double exils
Angelo Rinaldi, l’Académicien du silence et des blessures : la Corse et l’homosexualité comme doubles exils


Angelo Rinaldi, écrivain, critique littéraire et académicien, est mort le 7 mai 2025 à Paris, à l’âge de 84 ans. Il était l’une des voix les plus singulières – et les plus redoutées – de la scène littéraire française. Sa plume acérée, sa solitude farouche et son refus des concessions ont marqué un demi-siècle d’édition, mais aussi creusé autour de lui un cercle d’ombre. Deux blessures, vécues dans un silence rugueux, ont hanté sa vie : son homosexualité, et son rapport à la Corse, son île natale, qu’il n’a jamais vraiment quittée tout en s’en tenant à distance. Dans ses livres comme dans sa vie, ces deux exils intimes ont façonné une œuvre tendue, traversée d’ambiguïtés et de douleurs muettes.


L’île d’enfance : décor muet, langue tue



Né à Bastia en 1940, dans une famille modeste – père résistant mort pour la France, mère discrète et protectrice – Rinaldi a grandi dans l’après-guerre, dans une Corse rude et fermée. L’île irrigue toute son œuvre, mais comme une blessure que l’on regarde à travers un voile. Jamais nommée explicitement, jamais glorifiée. Chez lui, la Corse est un décor minéral, une terre sèche, peuplée de souvenirs d’enfance, de femmes dures, de jeunes garçons troublants, de violences muettes.

Il n’a presque jamais écrit un mot en langue corse. Il disait l’aimer trop mal pour la dire. Dans un entretien, il avouait : « Le corse, pour moi, c’est la langue du reproche, de la honte, celle que ma mère parlait à voix basse. Une langue de l’ombre, comme l’homosexualité. » Cette phrase dit tout. Pour Rinaldi, la langue corse était liée à la soumission, au silence imposé. Elle appartenait à un monde clos, codé, qui ne lui permettait ni l’expression de ses désirs, ni celle de sa liberté intérieure.

Il se tenait donc à distance de la revendication identitaire corse, en spectateur sceptique, voire blessé. Il raillait parfois les régionalistes, les écrivains en langue corse, comme on raille un frère dont on veut nier l’existence pour ne pas raviver une douleur ancienne. Mais cette ironie n’était que la forme stylée d’une souffrance plus ancienne : celle d’un enfant qui n’a pas pu être lui-même dans sa propre langue, sur sa propre terre.


Le secret et le mépris : l’homosexualité comme frontière



À cette douleur première s’ajouta celle de l’homosexualité, vécue dans une société corse et française encore largement homophobe. Il n’a jamais revendiqué son orientation sexuelle. Il en a parlé, parfois, à demi-mots. Il détestait le militantisme, et critiquait souvent, avec une cruauté glacée, d’autres écrivains homosexuels comme Jean Genet ou Hervé Guibert. Non par haine d’eux, sans doute, mais par haine de ce qu’ils disaient trop crûment, de ce qu’il ne s’autorisait pas à dire.

Ses romans sont peuplés d’ombres masculines, d’amours étouffés, de désirs à peine esquissés. La sensualité y est présente mais toujours voilée, comme si Rinaldi écrivait dans le noir pour ne pas allumer les regards. Le sexe est là, mais honteux, blessé. Il a aimé, pourtant. Notamment Hector Bianciotti, écrivain argentin, académicien lui aussi. Leur relation a duré des années, avant une séparation discrète. Rinaldi est resté son compagnon de veille, à la fin de sa vie. Mais jamais il n’a parlé d’amour. Il parlait de « solitude partagée », de « compagnonnage », jamais de passion.


L’Académie comme refuge



Élu à l’Académie française en 2001, au fauteuil de José Cabanis, Rinaldi semblait paradoxalement à sa place sous la coupole : il y trouvait une forme d’ascèse, de distance élégante avec le monde. Lui, le critique cinglant, le styliste redouté, avait enfin un décor à la hauteur de sa solitude. Il disait n’y avoir trouvé que peu d’amitiés, mais une forme de paix. Sa voix n’était plus marginale, elle était immortelle.

Et pourtant, cette consécration n’a pas effacé la douleur sourde de l’exclusion initiale. Toute sa vie, Angelo Rinaldi s’est tenu dans cette position inconfortable : au seuil. Trop corse pour être parisien, trop parisien pour être corse. Trop homosexuel pour être accepté dans la société de son enfance, mais trop pudique – ou trop blessé – pour rejoindre ceux qui luttaient pour leur visibilité. Chez lui, la langue fut toujours une cuirasse. Son style sec, précis, méchant parfois, était sa manière d’habiter le monde en ne s’y laissant jamais prendre. Ces livres sont ceux d’un homme qui ne croit pas au salut, mais à la lucidité.


Une œuvre du silence



Angelo Rinaldi est mort sans bruit, comme il a vécu. Sa vie fut marquée par deux silences : celui de la langue corse qu’il ne parlait plus, et celui de l’amour qu’il ne disait pas. Entre les deux, il a écrit – pour que quelque chose reste, malgré tout. Son œuvre est celle d’un homme qui a tout tenu à distance : sa terre, son désir, ses racines. Mais dans cette distance même, il a créé une voix singulière : celle d’un exilé intérieur qui a fait de la littérature un pays habitable.


GXC




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