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Le poids d'une culture : de l'erba tavacca à la cigarette

Fumer, en Corse, n’a jamais été un simple geste anodin.

Le poids d’une culture : de l’erba tavacca à la cigarette

Fumer, en Corse, n’a jamais été un simple geste anodin. Le tabac, ou erba tavacca, a longtemps fait partie du quotidien, associé à des usages populaires, à des rites sociaux, à la masculinité traditionnelle, mais aussi à la transmission entre générations. Dans les villages, les anciens roulaient leur cigarette avec des feuilles sèches, parfois cultivées localement dans les jardins. Le geste du roulage, le bruit du papier, le souffle dans la pipe étaient des repères, des habitudes presque affectives. La cigarette, bien plus qu’un produit de consommation, faisait partie du langage de la rue, des veillées, des silences partagés.



Cette culture, profondément ancrée, n’a que lentement cédé aux injonctions sanitaires contemporaines. En dépit des campagnes de prévention, le tabagisme reste élevé sur l’île, en particulier chez les femmes, dont les taux de consommation ont nettement augmenté depuis vingt ans. L’émancipation féminine, l’urbanisation des pratiques et l’héritage familial ont favorisé une forme d’acceptation généralisée du tabac, même chez les plus jeunes.

Bastos et Job : l’industrie tabacole insulaire

L’histoire du tabac en Corse ne peut être racontée sans évoquer l’industrie insulaire qui s’est développée autour de lui. Dès le XIXe siècle, les grandes marques françaises implantent des manufactures dans plusieurs régions de France, y compris en Corse. À Bastia, les usines Job et Bastos symbolisent ce pan économique de l’île. L’usine Bastos, installée dans le quartier Saint-Joseph, était l’un des principaux employeurs de la ville. On y fabriquait des cigarettes, du papier à rouler, et des produits à mâcher ou à priser.

Ces usines ont structuré le tissu social bastiais pendant des décennies, en particulier pour les femmes, nombreuses à y être employées. Elles ont contribué à familiariser la population avec les produits du tabac, à les rendre accessibles, quotidiens, presque banals. La fermeture des dernières unités dans les années 1980 n’a pas mis fin à cet héritage : elle a laissé dans les mémoires une nostalgie mêlée d’attachement, de mémoire ouvrière et de gestes familiers.

La Macotab : mémoire ouvrière et identité insulaire

À l’entrée de Furiani, aux abords de Bastia, l’imposante silhouette de la Manufacture corse de tabacs – la Macotab – se dresse comme un témoin d’un demi-siècle d’histoire industrielle, de luttes sociales et d’identité insulaire. Créée en 1961 par les sociétés Job et Bastos, deux géants du tabac rapatriés d’Algérie après l’indépendance, l’usine s’inscrit dans une histoire plus ancienne encore : celle de l’erba tavacca, le tabac corse, longtemps cultivé dans les microclimats favorables du Cap Corse, de la Balagne ou du Nebbiu, séché dans les maisons et fumé en pipes artisanales. Le tabac y était moins une marchandise qu’un élément du lien social : offrande, usage cérémoniel, ou simple plaisir partagé au village.

L’installation de la Macotab à Furiani inaugure un autre chapitre, plus industriel, dans la relation de la Corse au tabac. À une époque où l'île est marginalisée dans le développement économique français, l’usine symbolise un espoir : celui d’un ancrage ouvrier et manufacturier en terre insulaire. Dès ses premières années, la Macotab devient un moteur économique : elle produit pour la Corse, mais aussi pour la France continentale et les DOM-TOM, façonnant des cigarettes pour des marques comme Gitanes ou Rothmans. Avec ses 143 employés dans les années 1980, elle est alors le premier exportateur de l’île et l’une des rares grandes usines corses, aux côtés de la mine d’amiante de Canari et de l’unité EDF-GDF de Lucciana.

Les combats ultimes

Mais ce bastion de l’industrie corse est aussi un terrain de tensions. Lorsque l’usine commence à décliner à la fin des années 1970, l’État impose à la SEITA, monopole public du tabac, de la reprendre, contre l’avis de ses dirigeants. Les syndicats se divisent, les salariés résistent aux baisses de salaire et aux restructurations. Ces luttes sociales révèlent un attachement profond à l’usine, perçue non seulement comme un employeur, mais comme un pilier de la dignité ouvrière en terre corse, dans un contexte de chômage et de dépendance à la fonction publique.

Fumer n’était pas un geste neutre

La survie de la Macotab n’a jamais été uniquement une affaire de chiffres. Elle repose sur un fragile équilibre entre fiscalité dérogatoire, volonté politique, et inertie économique. Pendant des décennies, les cigarettes corses bénéficient de taxes allégées – un héritage du décret impérial de 1811 – qui leur permet de concurrencer les produits importés. Ce régime particulier est longtemps défendu comme un outil d’aménagement du territoire, mais aussi comme un droit culturel : en Corse, fumer une Gitane n’est pas un geste neutre, c’est souvent revendiquer un mode de vie, un accent, un paysage.

La fermeture en 2023

Avec la privatisation de la SEITA en 2008 et son absorption par le groupe Imperial Brands, la Macotab devient la dernière manufacture de cigarettes en activité sur le sol français. En 2018, elle emploie 28 personnes et produit 900 millions de cigarettes par an, mais sa situation reste précaire. La suppression progressive du régime fiscal dérogatoire ont mené à sa fermeture en 2023. Et pourtant, à Bastia comme dans les villages de la Haute-Corse, nombreux sont ceux qui continuent de considérer l’usine comme un bien commun. La Macotab n’était pas seulement un site de production : elle incarnait une forme de mémoire industrielle, une résilience économique, et une identité populaire. Elle cristallisait les contradictions d’une île entre modernité et marginalisation, entre attachement au territoire et dépendance aux décisions de Paris. Sa disparition n’a pas été qu’une fermeture d’usine : ça a été une perte de voix, une histoire ouvrière réduite au silence, une part du patrimoine culturel corse qui s’est éteinte avec la dernière bouffée.

L’espace Alban à Ajaccio

La manufacture de tabac d'Ajaccio a été fondée en 1913, puis reprise en 1920 par l'industriel Henri Alban, propriétaire d'une usine de transformation du tabac en feuille à Bône (Algérie). La succursale d'Ajaccio a été la seule usine de transformation du tabac en Corse durant quatre ans. Elle allait être concurrencée par l'usine de Toga (Haute-Corse) à partir de 1924. Cette rivalité commerciale devait contribuer au déclin de l'établissement ajaccien qui cessa de fonctionner en 1940. La manufacture avait été équipée industriellement avec des machines à grand rendement. La main-d’œuvre était surtout féminine. L'usine avait employé jusqu'à 110 personnes en 1924. Cet établissement est l'unique cas urbain d'une tentative d'industrialisation dans le sud de la Corse, et demeure un témoignage matériel dans l'histoire mouvementée de la culture et de la commercialisation du tabac qui avait débuté en 1818 sur l'île. L'usine Alban constitue pour la Corse un exemple rare d'architecture d'inspiration néo-mauresque. Façade principale décorée de mosaïques polychromes.

Une carte du cancer inégalitaire

Aujourd’hui, les chiffres sont là. La Corse fume plus, et la Corse meurt plus du tabac. Alors que la moyenne nationale de fumeurs quotidiens avoisine les 25 %, les taux en Corse dépassent les 30 %, et atteignent même 35 % chez les femmes de certaines classes d’âge. Cette prévalence plus forte se traduit directement en excès de morbidité : cancers du poumon, de la gorge, de la vessie, maladies cardiovasculaires, bronchopneumopathies chroniques. Les professionnels de santé alertent : les Corses arrivent souvent trop tard à la consultation, les diagnostics sont posés à un stade avancé, et les parcours de soins sont compliqués par l’insularité. Les territoires ne sont pas tous égaux devant le cancer. À Ajaccio ou à Bastia, la présence d’un centre hospitalier permet des prises en charge relativement rapides. Mais dans les régions plus isolées — comme la Plaine orientale, le centre montagneux ou le Cap Corse — l’accès aux soins spécialisés peut s’avérer long et difficile. Cette situation renforce les inégalités sociales et territoriales face à la maladie.

À cela s’ajoutent des facteurs environnementaux aggravants. Le radon, un gaz radioactif naturellement présent dans les sous-sols granitiques, est en cours de cartographie sur l’île. Il est reconnu comme cancérogène pulmonaire lorsqu’il s’accumule dans les habitations mal ventilées. Certaines zones de Corse, notamment en Haute-Corse, pourraient présenter des niveaux préoccupants.

Pour une santé qui respecte les territoires

La lutte contre le cancer liée au tabac en Corse ne peut se réduire à une simple transposition de modèles nationaux. Elle exige une compréhension fine des habitudes culturelles, une écoute des populations, et une politique sanitaire pensée pour les réalités géographiques et sociales de l’île. Cela passe par l’éducation dès le plus jeune âge, par une revalorisation des pratiques de santé publique, mais aussi par une relecture de l’histoire locale, pour transformer un héritage de dépendance au tabac en force de changement collectif.

Le combat contre le tabac, en Corse comme ailleurs, est d’abord un combat pour la dignité, la justice sanitaire et l’avenir des générations futures. Il suppose de faire dialoguer la mémoire et la science, les traditions et les soins, pour bâtir une politique de santé ancrée dans le réel — et non dictée par des chiffres abstraits ou des modèles indifférents aux différences de territoire.

GXC
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