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Jean-Guy Talamoni : qu'est-ce qu'être corse aujourd'hui ?

Le peuple corse vivra-t-il un repli sur soi erhniciste puis , comme jadis les dinosaures, la fin de son histoire du fait d'une extinction provoquée..........
Jean-Guy Talamoni : qu’est-ce qu’être corse aujourd’hui ?


Le peuple corse vivra-t-il un repli sur soi ethniciste puis, comme jadis les dinosaures, la fin de son histoire du fait d’une extinction provoquée par les évolutions du milieu et l’incapacité de s’y adapter ? Dans son essai « L’enracinement, L’arradichera, Essai sur l’imaginaire polyphonique corse » (Éditions Le Bord de l’eau / Collection Spondi), Jean-Guy Talamoni répond que cela peut ne pas être. S’il a renoncé aux responsabilités politiques et aux joutes électorales pour se consacrer à enseigner le droit et la littérature, et aussi à la recherche, dans le cadre de l’Université de Corse, l’ancien président de l’Assemblée de Corse n’a manifestement pas renoncé au combat militant.


Il y a plus de vingt ans dans un essai intitulé « Ce que nous sommes, Ciò che no simu », Jean-Guy Talamoni a affirmé et expliqué que le peuple corse était le produit d’une évolution qui en associant Corses d’origine et Corses d’adoption constituait une communauté de destin ayant vocation à construire un avenir collectif, y compris en exerçant le droit à l’autodétermination et en optant pour l’indépendance. Il l’a ainsi formulé : « Le peuple corse existe […] Le peuple corse a sa terre dont la délimitation ne pose pas de problème. Le peuple corse a sa culture. Le peuple corse a sa langue, sanctuaire de son identité. Le peuple corse a son histoire. Celle-ci compte des héros et des traîtres, et beaucoup de gens inclassables dans ces deux catégories, mais qui ont su se comporter de façon héroïque quand les circonstances le commandaient […] Le peuple corse a ses symboles : son drapeau à tête de maure et son hymne : Diu Salve Regina […] Comment se compose le peuple corse ? […] Les nationalistes se sont prononcés clairement, depuis plusieurs dizaines d’années pour une certaine conception de leur peuple : la communauté de destin. Le 13 octobre 1988, l’Assemblée de Corse a repris à son compte cette idée, affirmant dans une délibération solennelle : l’existence d’une communauté historique et culturelle vivante regroupant les Corses d’origine et les Corses d’adoption : le peuple corse […] Ainsi le nationalisme ethnique n’a jamais eu cours dans notre pays et aucune organisation politique corse ne saurait s’y reconnaître [...] En outre, l’Histoire nous enseigne que la lutte nationale a toujours su intégrer les apports extérieurs […] La France elle-même reconnaissait, au moment de son « achat », notre statut de nation, dans une promesse trahie depuis lors en tous points : Notre intention est d’accorder à la Nation Corse les avantages qu’elle pourra nous demander (édit du roi de France du 5 août 1764) ».


Eh bien, cela peut ne pas être.


Ces dernières années, nombre de Corses ressentent la crainte d’une dilution de leur peuple. Chez certains nationalistes, il s’ajoute la crainte d’une réduction du peuple corse à l’état de minorité n’étant plus en capacité de décider de son avenir. Tout ceci est motivé par au moins cinq facteurs objectifs. Primo, faible apport des Corses d’origine à la natalité et donc au renouvellement des générations. Deuxio, installation massive de nouveaux arrivants uniquement motivés soit par la perspective d’une dolce vita (sécurité, beaux paysages et climat agréable attirant des retraités et des résidents secondaires aisés), soit par la perspective d’emplois (tourisme, BTP, services à domicile, nettoyage, logistique, grande distribution et agriculture offrant des emplois boudés par de nombreux Corses). Tertio, communautarisation selon des comportements d’entre-soi « colonial », de gentrification ou de repli sur soi culturo-religieux d’une partie des nouveaux et anciens arrivants. Quarto, Corses de plus en plus perméables aux comportement sociaux ainsi qu’aux standards, notamment culturels et linguistiques, de la mondialisation. Quinto, nationalisme ayant perdu beaucoup de son pouvoir de séduire, convaincre et mobiliser, et de son image de bouclier et glaive du peuple corse. Le crainte de marginalisation démographique et politique du peuple corse provoque une remise en cause et même un rejet de la notion de communauté de destin. Ceci est d’autant plus marqué qu'aucune réponse probante n’est apportée au questionnement : Chì fà, chì ci si pò fà ? Alors, tout est-il fini ou presque ? Le peuple corse vivra-t-il un repli sur soi ethniciste puis, comme jadis les dinosaures, la fin de son histoire du fait d’une extinction provoquée par les évolutions du milieu et l’incapacité de s’y adapter ? Jean-Guy Talamoni répond que cela peut ne pas être.


Le peuple corse peut encore se régénérer et décider du cours de son existence


Dans son essai « L’enracinement, L’arradichera, Essai sur l’imaginaire polyphonique corse » qui vient de paraître (qui s’inscrit dans le droit fil de l’essai « Ce que nous sommes, Ciò che no simu » précédemment mentionné), et ce, avec une solide argumentation, Jean-Guy Talamoni s’attache à montrer que le peuple corse peut encore se régénérer et décider du cours de son existence pour peu qu’il puise dans son imaginaire et en fasse un outil d’intégration de toutes celles et tous ceux qui souhaitant contribuer à la construction d’une Corse souveraine. Jean-Guy Talamoni ranime ainsi « a fiaccula di a vita » qu’évoquait Canta u populu corsu à la fin des années 1970. En effet, il donne à voir que ce qui contribue à la dilution du peuple corse peut être enjambé et dépassé si les Corses - pour que la notion de communauté de destin retrouve du sens - ont la volonté collective d’identifier, assumer, transmettre et partager, au-delà des singularités individuelles et collectives qui sont celles de toute communauté vivante, un corpus de traits culturels, d’idées et de représentations qui les fait peuple depuis des siècles, qui représente leurs racines. L’avant-propos annonce la couleur : « Il y a mille et une façons d’être corse et nombre de mes compatriotes ne se reconnaîtront pas toujours dans les pages qui suivent. Qu’importe… Je livre ici une manière d’être corse, qui est également une manière d’être au monde. C’est la raison pour laquelle je commencerai mon propos en décrivant ma propre trajectoire. En indiquant « d’où je parle, en quelque sorte. J’en viendrai ensuite à des choses qui me paraissent largement partagées au sein du peuple auquel j’appartiens : des traits culturel, des idées, des représentations, en un mot un imaginaire […] J’entreprendrai d’en extraire ce que la Corse a peut-être aujourd’hui à dire au monde, et singulièrement aux Français ». L’ouvrage comprend deux parties. La première décline et décrit la véritable polyphonie de valeurs et de représentations qui constitue l’imaginaire des Corses et aussi leur capacité d’un enracinement dynamique et pérenne car transmissible à d’autres et donc potentiellement intégrateur (Un système de valeurs éloigné des stéréotypes). La deuxième affirme que le peuple corse est en mesure de développer une approche politique originale au service d’un projet national (Les paramètres de l’équation politique). Jean-Guy Talamoni précise que pour l’identification de la polyphonie de valeurs et de représentations qui constitue l’imaginaire des Corses, il a beaucoup été aidé par la lecture de la « Giustificazione della Rivoluzione di a Corsica », ouvrage publié en 1758, qui avait pour objet de justifier l’insurrection des Corses contre la République de Gênes : « Il constitue ce que j’avais qualifié de « bible des valeurs et de l’imaginaire national corse ». On y trouve à peu près toutes les représentations qui nous sont singulières, toutes les composantes de notre système de valeur, tous les éléments de notre « habitus national » (savoir social incorporé, individuel et collectif, ndlr).


L’imaginaire polyphonique culturel corse


Jean-Guy Talamoni identifie huit voix dans l’imaginaire polyphonique culturel corse : l’invention du droit au bonheur (notion évoquée dès 1730 par les chefs de la nation corse et figurant dans la Constitution corse de 1755) ; la soif de justice (dès 1358, une condition fixée par les Corses au respect des obligations du pacte les liants à la République de Gênes, était une bonne administration de la justice) ; une laïcité corse (conformément à l’esprit des Lumières italiennes, beaucoup moins anticléricales que les françaises, la laïcité corse s’exerce sans volonté de rupture radicale avec la religion) ; un rapport extrêmement fort et très particulier à la terre (rapport pouvant n’être qu’affectif et culturel, et donc détaché de l’usus, le fructus et l’abusus qui sont, depuis le droit romain, les attributs de la propriété) ; un attachement à la loyauté corollaire d’une aversion prononcée pour la trahison (la fidélité à son camp a toujours été au cœur du système de valeurs, la banalisation de la déloyauté constitue un phénomène aussi récent que spectaculaire) ; un grand intérêt pour l’éducation intellectuelle (dès la fin du Moyen Âge, se développèrent dans l’île de petites écoles, puis des collèges jésuites, sans compter la participation des Corses à la vie universitaire italienne et espagnole, en qualité d’étudiants et d’enseignants, avant même l’ouverture de l’université de Corti en 1765) ; une aptitude à la guerre et à l’usage des armes (de Sampieru, mercenaire au service des Médicis, jusqu’au colonel Antone Mattei, légende la guerre d’Indochine, en passant par Napoléon Bonaparte, les Corses se sont distingués dans diverses armées d’Europe) ; une capacité de désobéir pour faire prévaloir la morale sur le droit (les nationaux épargnaient les supplétifs corses de Gênes ayant été faits prisonniers alors que le roi Théodore exigeait qu’ils soient exécutés). Sa conviction de l’existence d’un imaginaire polyphonique culturel et de sa possible transmission conduit Jean-Guy Talamoni à avoir une vision raisonnablement optimiste du destin corse, d’autant que peuvent être agrégés à cet imaginaire la survivance de la notion de Nation corse et un réveil national. Jean-Guy Talamoni rappelle en effet qu’en 1914, les rédacteurs d’A Cispra écrivaient : « A Corsica ùn hè micca un dipartimentu francese : hè una Nazione vinta ch hà da rinasce ! » et qu’à partir des années 1970 :
« Une poignée de jeunes gens entreprit de rebâtir cette vieille nation mise à mal par deux siècles de destruction systématique de ses fondements culturels et politiques ».



Quatre possibles pouvant devenir autant de réalités


Sa vision optimiste fait que l‘ancien président de l’Assemblée de Corse estime que sont réalisables quatre possibles. Jean-Guy Talamoni considère réalisable de gérer la diversité culturelle qu’impose une communauté de destin en s’appuyant sur une réflexion et une législation concernant la prise en charge de la diversité ethnoculturelle au Québec : « L’interculturalisme privilégie la dynamique des interactions, les démarches de négociation et d’ajustements mutuels dans un esprit de réciprocité, mais « dans le strict respect des valeurs fondamentales de la société d’accueil […] Afin d’assurer la continuité historique de cette culture majoritaire, « des éléments de préséance» lui sont reconnus. C’est par exemple à ce titre qu’un dispositif légal est destiné à protéger la langue française ». Jean-Guy Talamoni juge que les Corses d’adoption sont, autant que les Corses d’origine, susceptibles d’adhérer au sentiment national corse : « A l’occasion de l’assassinat d’Ivan Colonna, en mars 2022, la nature et la détermination de la riposte par notre jeunesse ont monté que la Corse n’avait pas grand chose de commun avec le Limousin ou la Champagne-Ardenne. Cette inclination à répondre fermement , au nom de la nation, à l’o,justice faite à l’un se ses membres, témoignait de la vivacité de l’idée nationale : la Corse demandait des comptes à la France pour avoir créé les conditions de cette tragique agression. Parmi les jeunes manifestants, il y avait bien sûr des Corses d’origine, mais également des Corses d’adoption dont les parents étaient arrivés dans l’île seulement une vingtaine d’années plus tôt, ce qui témoigne de la capacité fédérative et transmissive de notre sentiment national. » Jean-Guy Talamoni considère réalisable l’épanouissement d’une pensée politique singulière corse : « La Révolution de Corse donna naissance à une forme spécifique de républicanisme dont la force propulsive est loin d’être épuisée à ce jour. Elle n’est donc pas uniquement un sujet d’études historiques, elle est aussi un viatique pour les temps à venir. Car l’ambition des Corses d’aujourd’hui – simples citoyens ou responsables – ne peut être d’accepter le présent comme il vient, mais de construire un futur. »
Enfin, Jean-Guy Talamoni considère réalisable d’aboutir à la renaissance d’une nation corse reconnue et émancipée et pourquoi pas souveraine : « Avoir radicalement changé l’imaginaire des Corses en remportant la bataille culturelle, et en parvenant à l’hégémonie actuelle, constitue une victoire décisive pour le mouvement national. Jusque dans les années 1970, les Corses aspiraient majoritairement à devenir « des Français comme les autres». Aujourd’hui, personne de sensé dans l'île ne pense réellement que « la Corse c’est la France » comme on disait autrefois « L’Algérie c’est la France » […] Si la réalité nationale corse est de nos jours incontournable, c’est parce qu’elle ne procède pas d’une situation juridique mais d’un imaginaire partagé. Gramsci a adapté à l’art politique, les notions appartenant à l’art militaire de guerre de position et guerre de mouvement. La première vise à installer des idées au sein d’une société. La seconde peut alors lui succéder, soit par des moyens de force, soit par la voie des élections. C’est très exactement ce qui se passa en Corse en 2015 : une fois gagnée la bataille des idées, la victoire électorale pouvait suivre. Si cette dernière n’a pas donné tous les résultats escomptés dans les années qui suivirent, les succès électoraux de 2015 et 2017 ont marqué une étape vers la souveraineté de la Corse. Cette situation ne fut évidemment pas le résultat de campagnes électorales, mais celui d'une lutte multiforme de plusieurs décennies ayant conduit à l’hégémonie culturelle précédemment évoquée. » Quelle conclusion globale tirer des 300 pages de « L’enracinement, L’arradichera, Essai sur l’imaginaire polyphonique corse » ? Elle tient sans doute dans ces quelques mots tirés de l’ouvrage : « Autant dire que la France n’est pas près de de se débarrasser du problème que lui pose la Corse ».


Pierre Corsi

Photos : Éditions Le Bord de l’eau / Journal de la Corse
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