Nouvelle -Calédonie : L' accord introuvable
Une impasse politique et identitaire majeure en Nouvelle-Calédonie.
Nouvelle-Calédonie : l'accord introuvable
Par-delà les communiqués officiels et les gestes de dialogue, le rejet par l’Union calédonienne de l’accord de Bougival, présenté comme une avancée décisive dans le processus post-référendaire, révèle une impasse politique et identitaire majeure en Nouvelle-Calédonie. Emmanuel Tjibaou, représentant du principal parti du FLNKS, a tenu à préciser que « l’Union calédonienne n’a pas signé un accord, mais seulement accepté de le présenter à ses instances ». Une mise au point qui souligne le fossé persistant entre l'État, les partis loyalistes et une partie du camp indépendantiste.
Un mot piégé : le « peuple »
Au cœur du refus : la notion de peuple calédonien, censée rassembler mais qui divise profondément. Derrière son apparente neutralité, le mot peuple cristallise toutes les ambiguïtés d’un territoire à l’histoire coloniale non résolue. Dans le langage du droit, le peuple, c’est d’abord l’ensemble des citoyens. Mais dans le discours indépendantiste kanak, le peuple, c’est aussi une entité première, fondatrice, héritière de la terre, dépositaire d’un droit imprescriptible. Or, l’accord de Bougival, en gommant la notion de peuple kanak au profit d’un peuple calédonien, est perçu comme une dilution — voire une négation — de cette légitimité première.
Le philosophe Étienne Balibar rappelait que « le mot peuple est un mot piégé. Il désigne à la fois ceux qui peuplent un lieu et ceux qui doivent parler d’une seule voix ». Ce piège s’incarne tragiquement en Nouvelle-Calédonie, où l’histoire a empilé les populations sans jamais réellement les réconcilier : Kanaks autochtones, descendants de colons européens (caldoches), Polynésiens, Asiatiques, descendants de bagnards, puis nouveaux arrivantsmétropolitains. Qui est le peuple dans cet archipel des antipodes ? Celui de l’histoire ? Celui du nombre ? Celui du droit ?
Un pouvoir impossible à partager ?
Ce débat n’est pas seulement théorique. Il conditionne les équilibres de pouvoir. Un peuple minoritaire — les Kanaks — peut-il diriger démocratiquement un territoire où il n’est plus majoritaire, sans créer un précédent que d’autres dénonceront comme antidémocratique ? Inversement, peut-on ignorer l’histoire, la dépossession, la relégation dans l’aménagement du présent et du futur ? La revendication kanak porte en elle cette contradiction : être reconnu comme peuple souverain, tout en partageant la citoyenneté avec ceux qu’elle identifie comme issus de la colonisation.
Dans ce contexte, le peuple calédonien est une fiction politique à double tranchant. Pour ses promoteurs, c’est un compromis inclusif, une tentative de transcender les appartenances ethniques. Pour ses détracteurs, c’est une construction d’effacement : celle d’un imaginaire national unique qui ferait abstraction des hiérarchies historiques, des spoliations, et des luttes de reconnaissance. Le juriste Jean-Yves Faberon notait déjà en 2000 que « la citoyenneté calédonienne est bâtie sur un équilibre précaire entre mémoire blessée et contrat fragile ». Deux décennies plus tard, cet équilibre semble rompu.
Fractures multiples, guerre larvée
La Nouvelle-Calédonie est aujourd’hui à la croisée de plusieurs fractures. Fracture institutionnelle, avec un statut flou depuis les référendums successifs. Fracture identitaire, avec une jeunesse kanak désenchantée, une classe moyenne caldoche inquiète, une population polynésienne souvent silencieuse, et une masse d’arrivants sans mémoire locale. Fracture territoriale enfin : la province Sud concentre 70 % de la population, l’essentiel de l’activité économique, et une misère urbaine croissante dans laquelle beaucoup de Kanaks se sont installés, loin des chefferies et des discours identitaires.
La dynamique démographique est tout aussi alarmante : la population diminue, l’économie s’effondre, le nickel s’enlise. Dans un tel contexte, les lignes de partage ethnique peuvent devenir des lignes de fracture politique. On parle déjà à voix basse d’un possible affrontement inter-communautaire, d’une guerre civile larvée. Non pas une guerre idéologique, mais une usure du lien social, une logique de sécession silencieuse entre des groupes qui vivent côte à côte sans vivre ensemble.
L’impasse des mots
Le problème calédonien est-il devenu insoluble ? Peut-être. Car il n’est pas seulement institutionnel ou économique : il est d’abord existentiel. Il pose cette question brute : qui a droit à la terre, à la mémoire, au pouvoir ? Et dans quelle langue ? Le français, devenu idiome de toutes les communautés, y compris des Kanaks, est aussi un facteur d’uniformisation. Il gomme la diversité, mais ne crée pas pour autant une unité.
En tentant d’aplanir les différences sous la bannière abstraite d’un peuple calédonien, l’accord de Bougival a sans doute ravivé les blessures qu’il prétendait panser. Car en Nouvelle-Calédonie, nommer est toujours un acte politique. Nommer le peuple, c’est décider qui compte, qui hérite, qui gouverne.
GXC
illustration : GXC