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« Tu n’es pas seule » de Julie Perreard
 Plaidoyer pour une « surellanza »

Un souffle radical et une adhésion immédiate

« Tu n’es pas seule » de Julie Perreard


Plaidoyer pour une « surellanza »


Des images amples et fortes. Des images qui ne se contentent pas de soulever de l’émotion mais qui invitent à regarder des maux qu’une société cache sous un voile d’hypocrisie. Une écriture cinématographique acérée, sensible, inventive. Avec des nuits d’ombres profondes traversées de rayons lumineux et d’embouts de cigarette rougeoyants. Des nuits croisant des jours d’où jaillissent des paysages corses ponctués de banals repères urbains. Des messages. Des témoignages. Pour dénoncer les violences faites aux femmes. Pour crier des vérités nécessaires. Ainsi s’écrit le film Tu n’es pas seule.

Un souffle radical et une adhésion immédiate


Le long-métrage de Julie Perreard a reçu le prix du documentaire au dernier festival Arte Mare. Il a aussi – et c’est primordial – créé un choc et une adhésion tant son souffle est puissant, tant son élan est radical. La caméra de la cinéaste nous fait faire la connaissance des filles du collectif Collages Féminicides Corse. Elles sont six, qui ont vécu des viols, des atteintes gravissimes, indélébiles à leur statut de femmes. Pas à pas, on suit leur initiative pour se réparer, pour se grandir après le drame, pour retrouver un sens à leur vie en passant à l’action.

Des gestes simples pour reprendre possession de soi


Leurs gestes sont simples, élémentaires. De la colle. Des pots. Des pinceaux. Des feuilles A4 coupées en rectangles ou en carrés. Des lettres à dessiner en noir ou en rouge sur le support de papier blanc. Leurs inscriptions, on les a vues sur toute l’île, surtout sur l’axe Bastia-Ajaccio, aux abords de ces deux agglomérations, ainsi qu’à Corte et au cœur des centres-villes. Collages en français et également en corse : question de se réapproprier complètement leur être.
Tu n’es pas seule, une phrase qui résonne tel un signal de ralliement. Tu n’es pas seule, voilà ce qu’elles auraient voulu entendre, elles, quand on les a agressées, violées, battues comme plâtre, quand certaines ont eu les chairs tailladées. Tu n’es pas seule, ces mots qui n’ont pas allégé leur souffrance, elles les lancent maintenant aux autres. Aux humiliées. Aux niées dans leur humanité. Aux ravalées au rang de bêtes… qu’on tue.
Au-delà de leur colère, de leur révulsion, les féminicides sont un point essentiel de leur combat. Le procès du mari assassin de Julie Douib le montre. Elles suivent son déroulé. Attendent le verdict. Et la sentence les rassure. La lutte doit continuer comme jamais

Michèle Acquaviva-Pache

• Julie Perreard organise une tournée en Corse de son film : le 25/11 à L’Île-Rousse au Fogata, à 18 h 30. Le 26/11 à Ajaccio au Laetitia, à 18 h. Le 28/11 à Porto-Vecchio, au Galaxy (horaire à venir). Le 29/11 à Marignana, salle Maestrale, à 15 h. Le 2/12 à Bastia au Régent, à 18 h 30.

• À mettre à tous les agendas : la Journée internationale de lutte
contre les violences faites aux femmes est fixée au 25 novembre… Jour de
la fête prestigieuse de sainte Catherine d’Alexandrie pour les
catholiques. Catherine, patronne des filles, des poètes et des
philosophes. La coïncidence de la Journée et de la fête est
significative.


                             ENTRETIEN AVEC JULIE PERREARD, cinéaste


« Tu n’es pas seule, qui en a eu l’idée ? Vous ? Le collectif “Collages Féminicides Corse” ? »


C’est moi. Dès que j’ai croisé les premiers collages à Ajaccio en découvrant l’inscription Tu n’es pas seule, j’ai été interpellée par la pratique des colleuses que j’ai trouvée artistique. Ces mots sur des bouts de papier collés durant la nuit dans des endroits bien visibles m’ont fascinée. J’ai repéré leur compte Instagram où elles reprennent leurs messages et j’ai contacté l’une d’elles, Triss, qui m’a répondu. Nous nous sommes rencontrées. Je lui ai expliqué que j’aimerais tourner un court-métrage sur leur initiative. Puis je me suis entretenue à Bastia avec celles qui s’appellent « les sœurs colleuses » et, à partir de cette discussion, j’ai décidé de me lancer dans un long-métrage documentaire.

« Combien sont ces “sœurs colleuses” ?
»
Elles sont six : Triss, Aude, Alice, Juliette, Charlotte et Amandine.
« Ces membres du collectif ont-elles immédiatement accepté votre idée de long-métrage et de faire face à la caméra ? »
Elles ont d’emblée compris le sens de ma démarche car nous avons assez rapidement établi une relation de confiance et elles ont vu que je n’étais pas intrusive.

« Découper des feuilles A4, écrire des lettres et constituer des mots puis des phrases : qui a inventé cette façon de procéder ?
»
C’est Marguerite Stern, ancienne Femen, habitant Marseille. Elle a ainsi dénoncé le sexisme. Après la mort de Julie Douib, assassinée par son compagnon en Balagne, elle a principalement utilisé cette méthode contre les féminicides. Cette manière de faire a été importée ici, d’où l’intitulé du groupe « Collages Féminicides Corse ».

« Quelles réactions ces collages ont-ils suscitées ? »

Rappelons qu’à la même époque s’est créé « I Was », qui est le Me Too insulaire. Les collages, qui témoignaient de faits insupportables, ont surtout eu un impact sur les femmes en Corse.

« Les filles du collectif ont entre 18 et 35 ans. Est-ce un phénomène générationnel ?
»
Elles font partie de la troisième vague de féministes, très sensible aux violences perpétrées contre les femmes. Il est donc assez normal qu’elles aient une proximité d’âge. Les mouvements féministes précédents, eux, se battaient surtout pour l’égalité des droits.

« Votre documentaire a une mise en scène très soignée et fine. L’avez-vous imaginé ainsi tout de suite ?
»
Je savais que je voulais tenir la caméra pour être proche d’elles, de leurs corps, de leurs mouvements, en ayant un regard de femme. Filmant la nuit, je devais m’appuyer sur les contrastes obscurité/lumières. Tournant aussi le jour, je devais montrer les paysages de l’île pour situer l’histoire. Enfin, j’ai décidé d’intégrer les vocaux audio des filles sur WhatsApp afin de porter leurs paroles.

« Tu n’es pas seule aurait-il été possible sans votre adhésion intime au collectif, puisque vous-même témoignez de ce qui vous est arrivé ? »

Je ne pense pas. Si je tourne un film, c’est parce que l’histoire me touche, qu’elle m’intéresse, qu’elle dit quelque chose. Je tourne avec mes tripes.

« Vous a-t-il été douloureux de témoigner ? »

Je ne l’ai pas fait sous le coup de la colère. J’ai commencé par rédiger un texte bien trop long. Je l’ai coupé pour ne garder que l’essentiel afin qu’il n’y ait pas de pathos à l’oral. En bannissant toute trace de culpabilité, car trop souvent les victimes de viol se sentent coupables et se disent que ce qui est arrivé est leur faute.

« Face aux violences faites aux femmes, l’opinion corse prend-elle la mesure du problème ?
»
Long le changement… Il ne s’effectue pour l’heure qu’à la marge. Il faudrait beaucoup de films comme le mien pour une évolution notable.

« Combien de cas d’inceste en Corse par an ?
Certains psys en déplorent beaucoup. »
Je n’ai pas de chiffres pour l’île. Au niveau national, je sais que cent soixante mille enfants sont victimes d’agressions sexuelles chaque année, soit un enfant sur dix.

« Est-il vrai que l’inceste touche tous les milieux ?
»
Oui. C’est la société patriarcale qui veut ça et le système de domination des hommes qui en découle.

« Comment redresser la situation ?
»
En faisant des films… et en les faisant voir. Lors du festival Arte Mare, où a été projeté Tu n’es pas seule, on a vu combien des réalisations cinématographiques pouvaient libérer la parole. Mais il faut également libérer l’écoute, ce qui est même plus important. Il est aussi nécessaire que les associations puissent effectuer leur travail sur ce sujet et que l’Éducation nationale puisse éduquer les jeunes à la sexualité.

« Les colleuses parviennent-elles à établir un dialogue avec les hommes ?
»
Elles ont du mal à dialoguer avec eux. Certaines sont tellement en colère qu’elles pensent que ce dialogue demande trop d’énergie pour des résultats trop maigres. Alors, les groupes de discussion se forment entre femmes.

« Sortir du repli sur soi pour passer à l’acte – ces collages par exemple – est-il indispensable ? »

Faire. Agir. C’est pouvoir se libérer. C’est ce que font les colleuses avec leurs messages. Ceux-ci expriment une souffrance qu’on lit sur les murs. Ces messages nous interpellent en touchant notre intimité, ce qui peut nous conduire à nous exprimer également. D’où un double mouvement : du public à l’intime, de l’intime au public.

Tu n’es pas seule est dédié à Amandine, qui a mis fin à ses souffrances en se suicidant.

M. A.-P.

photo : M.A.P
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