Richard Casanova – Vie et mort du dernier parrain corse : une enquête journalistique impressionnante
Brendan Kemmet et Stéphane Sellami signent ici leur livre le plus dense, dans la lignée des Parrains corses de Follourou et Nouzille.
Richard Casanova – Vie et mort du dernier parrain corse : une enquête journalistique impressionnante
Brendan Kemmet et Stéphane Sellami signent ici leur livre le plus dense, dans la lignée des Parrains corses de Follourou et Nouzille. Journalistes d’investigation aguerris, ils explorent les zones grises où se croisent pouvoir, argent, services secrets et influence. Leur enquête, nourrie d’années d’entretiens et d’archives, restitue avec justesse l’épaisseur d’un homme et d’une époque tout en évitant pas certains clichés.Un aventurier du réel
Le récit s’ouvre sur la mort de Richard Casanova, abattu à Porto-Vecchio le 23 avril 2008. Au fil des pages, il dépasse le poncif du “grand bandit” pour révéler un aventurier complexe, sans scrupules mais visionnaire, capable de naviguer entre les mondes sans jamais renier son ancrage insulaire. Casanova apparaît comme un homme du passage : entre Corse et continent, entre la rue et les affaires, entre ombre et lumière. Dans une île minée par une économie subventionnée et gagnée par le tourisme, il comprend avant d’autres que la richesse dépend de la mobilité du capital.
Le stratège d’une économie parallèle
Les chapitres consacrés à la Brise de Mer montrent comment ce réseau de braqueurs devient, sous son impulsion, un instrument de pouvoir économique. Casanova réinvestit les butins des casses et du racket dans des circuits légaux : BTP, casinos, immobilier. Les auteurs lèvent le voile sur des liens entre figures du milieu et élus, sur des sociétés-écrans maritimes, des complicités policières et des rapports avec les services secrets. Ces éléments, rigoureusement établis, donnent au récit la force d’un acte d’instruction. Les journalistes décrivent avec minutie le moment où la criminalité se mue en entrepreneuriat et où la loyauté clanique supplante la norme publique.
L’ouverture africaine
Fils spirituel du casinotier « africain » les auteurs relatent son implication dans ce marché Casanova pense à l’échelle internationale : les capitales du continent africains deviennent les prolongements d’un capitalisme corse gris en quête d’oxygène. Derrière les montages financiers, se dessine l’ambition d’un homme voulant faire fructifier son argent mal acquis dans des territoires où les Corses conservent encore influence et réseaux en usant de complicités au plus haut niveau.
L’homme derrière le mythe
Les auteurs évoquent un bref passage au FLNC, sans en exagérer l’importance : la voyoucratie a des attachements affectifs mais pas de patrie. Leur regard nuancé échappe au moralisme et restitue l’intelligence politique d’un homme sachant composer avec les forces du moment. Le sous-titre parle d’un « dernier parrain » pour céder à la mode du sensationnalisme, mais l’enquête révèle plutôt un coordinateur d’alliances et un passeur entre mondes antagonistes. Casanova incarne la face sombre d’une société insulaire en mutation où l’efficacité l’emporte sur la hiérarchie, la négociation sur la morale.
La fin d’un monde
Son assassinat, deux ans après la mort accidentelle de Jean Jé Colonna (qui a d’ailleurs à voir si on veut bien suivre le parcours paranoïaque de Francis Mariani qui s’est rapproché du Petit Bar), clôt le cycle d’un banditisme encore enraciné avant que la mondialisation de la drogue ne bouleverse jusqu’au crime. Les auteurs analysent cette rupture avec précision : la disparition de Casanova entraîne la perte des structures centralisées du pouvoir souterrain. Désormais, les bandes locales dominent, plus violentes, moins politiques avec en paysage de fond la vendetta entre deux familles du nord de l’île. La parenthèse du gangstérisme « intelligent » est close.
Une enquête majeure
Par la rigueur de leur méthode et la sobriété de leur écriture, Kemmet et Sellami redonnent à l’investigation sa noblesse y compris en décrivant leurs manques de certitudes, leurs doutes. Le lecteur quitte ce livre avec la sensation d’avoir approché un personnage tristement brillant, à la fois reflet et moteur d’une époque où la frontière entre pouvoir et illégalité s’efface. L’ouvrage relie la trajectoire d’un homme à la transformation globale d’un territoire, mais aussi d’un système de valeurs situé à une époque bien particulière : la fin des Trente Glorieuses et les débuts de la mondialisation. Derrière le parcours de Casanova, c’est toute une attitude politique insulaire mais aussi française, fondée sur la ruse, l’entregent et la corruption, qui se met à nu. Une lecture à recommander vivement : en racontant l’itinéraire de cet enfant gâté du grand banditisme, le livre décrit aussi une époque, une société et une certaine Corse, entre mafiosisation, pouvoir et déclin.
GXC
Richard Casanova :Vie et mort du dernier parrain corse Brendan Kemmet, Stéphane Sellami – Robert Laffont, 2025, 22,90 €