Quand la démocratie étouffe et donne matière à la colère populaire
Une loi, ça se discute
Quand la démocratie étouffe et donne matière à la colère populaire
Une loi, ça se discute. Plus maintenant. Depuis 2022, et encore davantage avec l’Assemblée nationale issue de la dissolution de 2024, le Parlement semble avoir déserté de son rôle premier : discuter, débattre, amender. Le texte sur la loi Duplomb, censé réguler les pratiques agricoles tout en garantissant un compromis environnemental, est devenu le symbole d’une législation conduite hors-sol, bousculée par l’urgence, les pressions, et l’absence de délibération. Son adoption a été obtenue sans même passer par l’hémicycle, grâce à une motion de rejet déposée par les auteurs mêmes du texte qui a renvoyé le texte en commission mixte paritaire.
Le dévoiement d’une procédure
Députés menacés, séance bloquée par des milliers d’amendements, démocratie piétinée, désordre organisé par LFI ou le RN : derrière les apparences républicaines, c’est le dévoiement d’une procédure qui a pris le dessus. Il y a quelques années encore, ces outils constitutionnels — motion de rejet, 49.3 — étaient réservés à des situations exceptionnelles. Ils sont aujourd’hui banalisés. Entre les débats chahutés par les extrêmes, les pressions de l’exécutif, et le rejet systématique de toute opposition par la majorité, les lois ne sont plus discutées, mais imposées.
Quand le peuple reprend la parole
C’est dans ce contexte tourmenté qu’a émergé la pétition contre la loi Duplomb. Loin d’être un simple outil d’opinion, elle incarne une défiance profonde : contre un recul environnemental dénoncé, mais surtout contre une confiscation du pouvoir législatif. Elle traduit un sentiment d’usurpation. Si les lois ne se discutent plus, alors les citoyens prennent la parole. Près de deux millions de signatures, et l’intervention de constitutionnalistes appelant à l’usage de l’article 10.2 pour relancer la discussion : un sursaut inespéré de démocratie directe.
Le mépris des référendums, symptôme d’un décalage fatal
Ce dérèglement institutionnel n’est pas nouveau. On se saurait oublier le référendum de 2005 sur le traité de Maastricht, contourné par le traité de Lisbonne. Plus récemment, celui sur la création de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, balayé après des années de consultation. En Corse même, la collectivité unique de 2018 fut imposée sans référendum, alors que les Corses avaient été appelés aux urnes en 2003 et avaient refusé la réforme. À chaque reprise, les dirigeants décident contre la volonté exprimée ou sansmême la solliciter. Cette posture alimente un ressentiment puissant : celui d’être gouvernés par une nouvelle aristocratie, rose et bleue à la fois, sûre d’elle-même, méprisante, et sourde.
L’expression nouvelle de la colère
La colère monte mais change de forme. Elle n’est plus canalisée par les syndicats et les partis. Elle se déverse dans les réseaux sociaux, dans les lives TikTok, les chaînes YouTube, les forums en ligne. Elle se cristallise dans des figures comme les "Gueux", ou "Nicolas qui paie", symboles d’une France qui affirme être celle qui travaille, qui subit, qui paie et prétend souvent sans craindre l’outrance qu’elle ne reçoit rien. Ce ne sont plus seulement les exclus qui grondent, mais une frange éduquée, méritante, qui croyait en la promesse républicaine. Or l’histoire démontre que lorsque la moyenne bourgeoisie entre dans la danse sociale par crainte du déclassement, les révolutions ne sont jamais très loin.
Une jeunesse déclassée, sans avenir et des institutions déconsidérées
C’est peut-être là le point de rupture : une génération qui a joué le jeu de l’effort, de la méritocratie, et qui découvre que l’ascenseur social est bloqué. Les jeunes diplômés s’endettent pour étudier, payent des loyers exorbitants, stagnent en CDD, tout en finançant les retraites, les déficits, les crises. Leurs efforts n’ont pas de contrepartie. Leur avenir est hypothéqué. Leur rage est froide, mais profonde et, changement profond, en partie tournée vers l’extrême droite. Dans ce climat, les figures d’autorité sont rejetées. Sénateurs, ministres, préfets, journalistes, experts : tous sont renvoyés à une même image, celle d’une caste hors-sol et parasite. Chaque discours est suspect, chaque tentative de dialogue est moquée. La fracture n’est plus sociale, elle est politique et symbolique, sociétale et même culturelle. Et aucune force politique ne semble capable de la résorber à défaut de pouvoir l’absorber.
Un État affaibli, assiégé de toutes parts
L’État fort, hérité de la Constitution gaullienne, se retrouve aujourd’hui fragilisé, attaqué sur tous les fronts. Les pouvoirs périphériques s’imposent : le pouvoir judiciaire, parfois contesté par les responsables politiques eux-mêmes comme le montrent les exemples d’Èric Dupont-Moretti alors même qu’il était garde des Sceaux, de Marine Le Pen ancienne avocate et de Rachida Dati ancienne garde des Sceaux ; le pouvoir médiatique, omniprésent et influent désormais très partisan; les syndicats, toujours capables de bloquer le pays ; la criminalité, enfin, qui infiltre des pans entiers du territoire. Le cœur régalien vacille et, dans un pays comme la France qui à la fois aspire à une forte autorité mais la conteste tout à la fois de façon désordonnée, l’angoisse et les peurs augmentent. Le bloc central éclate, tiraillé entre un cœur macroniste sans colonne vertébrale, une droite qui dérive vers l’extrême droite, et un pouvoir exécutif qui réagit dans une logique obsidionale. Pour répondre aux attaques, il se replie sur ses dogmes : centralisme républicain, autorité verticale, rationalisation du pouvoir. Mais il ne dispose plus des moyens ni de la légitimité pour incarner ces principes. Ce repli est une posture défensive, non une reconquête.
Un contexte de peurs multiples et de libertés rognées
Cette crise démocratique se joue dans un climat de peur généralisée. Peur climatique, attisée par l’ampleur des catastrophes naturelles, peur de l’insécurité, entretenue par les faits divers et la rhétorique sécuritaire, peur de l’immigration, exploitée à des fins électoralistes, peur de la guerre, réactivée par les conflits aux portes de l’Europe. Face à ces menaces, les libertés individuelles se restreignent, sous couvert de protection : lois de surveillance, encadrement du droit de manifester, restriction des contre-pouvoirsnotamment environnementaux. Une spirale autoritaire se met en place, insidieuse, sous les habits du réalisme.
Une extrême droite en embuscade face à un état fragile
Elle a su capter ce rejet global. Elle parle au nom des "invisibles", relaie les figures de la contestation, capte le lexique de la trahison et grandit de l’absence d’une gauche divisée et inaudible. Elle se nourrit de ce rejet des médiations et de la démocratie délibérative. Pendant que la gauche parlementaire s’englue dans les postures et les divisions, l’extrême droite trace une route directe vers l’Élysée. L’explosion du mouvement des Gilets jaunes en 2018 a montré à quel point l’État, lorsqu’il se fragilise, devient vulnérable à toutes les formes de contestation. Un simple déclencheur – à l’époque une taxe sur le carburant – a suffi à mettre le feu aux poudres. Ce précédent hante désormais tous les décideurs : il a démontré qu’en l’absence de débouchés institutionnels crédibles, les frustrations accumulées peuvent embraser le pays, à la faveur d’un incident mineur mais symbolique.
Un phénomène mondial
En France, pays belliqueux par excellence, la crise prend une dimension particulière mais on notera que dans le monde entier les peuples se raidissent et mettent souvent en cause leurs dirigeants accusés ne pas savoir comment les extraire de leurs peurs parfois justifiées parfois fantasmatiques. Soyons conscient que les peurs, les colères sont des énergies qui ne sauraient rester à l’état gazeux. Elles recherchent des exutoires : ici les juifs, là les musulmans, ailleurs les chrétiens et toujours l’étranger. Le ressentiment peut virer à la rupture. Le décrochage civique, le repli communautaire, la radicalisation politique sont les trois risques majeurs. Il n’est pas trop tard pour reprendre la main. Mais encore faut-il en avoir la volonté. Et surtout, redonner un sens au mot "représentation" et ouvrir les fenêtres vers l’extérieur.
GXC
illustration : GXC