50 ans après . Que reste-t-il d'Aléria ? N°7
ALERIA ..... et puis
À LA RECHERCHE DE LA MÉMOIRE PERDUE (OU COMMENT JE SUIS DEVENU UN FANTÔME À L’HEURE DU GOÛTER)
C’était un après-midi paisible, presque trop paisible. L’été débutait sur Ajaccio avec un mois d’avance, et moi, soudainement saisi par un élan mémoriel causé il faut l’avouer par ce dossier journalistique, j’ai eu l’idée folle, incongrue, presque révolutionnaire : parler d’Aleria à mes enfants et au-delà à la jeunesse corse. Oui, Aleria. Août 1975. Le début du combat autonomiste moderne. L’occupation d’un domaine viticole par des militants autonomistes de l’ARC, l’assaut des CRS, deux morts, l’emprisonnement d’Edmond Simeoni, oui c’est ça le père de Gilles. Une date fondatrice, un traumatisme, un point de bascule. Ou du moins, je le croyais.
Une ignorance familiale
Car dans ma famille, apparemment, on n’avait pas reçu le mémo. Mes trois enfants, corses jusqu’à la moelle, élevés sur les plages du golfe, néanmoins nourris d’hamburgers, baignés du parfum du maquis pas trop éloigné de notre maison, m’ont regardé comme si je venais de leur parler des guerres puniques. L’aîné, toujours plein de ressources, s’est éclipsé aux toilettes avec la discrétion d’un agent double. Il est revenu l’air docte, les yeux un peu trop brillants pour être honnêtes. Il a vaguement parlé de viticulteurs et de... CRS ? Visiblement, Wikipedia avait fait le boulot. Mais trop tard. Le ver était dans le fruit. Le cœur de l’île avait la mémoire courte.
A la recherche de l’oiseau rare
Pris d’un frisson — était-ce l’âge ou le sentiment de vivre l’effacement d’un pan d’histoire ? — j’ai décidé d’élargir mon enquête. Quitte à passer pour un vieux pervers, autant le faire méthodiquement. Direction le lycée Laetitia. J’ai bien pris soin de n’aborder que des groupes, histoire de ne pas finir au poste ou sur TikTok sous le titre : « Vieux chelou cherche guerre perdue »
ou « Pépé pervers aperçu rôdant aux alentours du Laetitia, Filoni, Battestini aiutu !»
La moisson fut abondante, la récolte désastreuse.
Une quinzaine de jeunes, tous très propres sur eux, écouteurs aux oreilles, baskets dernier cri, un accent à couper au couteau et pas un seul ne savait ce qu’était Aleria. Deux m’ont tout de même précisé qu’il connaissait le nom aperçu sur la route nationale qui mène à Bastia non loin de Ghisonaccia. L’un d’eux, compatissant, a même lancé : « C’était un match de foot, non ? » Un autre, charitable, a proposé : « Une bataille contre les Français ? Genre Napoléon ? » J’ai insisté. J’ai remué la terre de leur mémoire comme un chercheur d’or fou. Rien. Pas une pépite. Que de la poussière. Pire : j’ai vu poindre chez certains une inquiétude sincère à mon égard, un peu comme si j’étais le rescapé d’un monde parallèle. Puis j’ai senti que je lassais.
Demi-solde de la mémoire
Alors je suis allé au lycée Fesch. Là aussi, j’ai rôdé, l’air détaché, un peu mélancolique, comme ces vieux généraux qui continuent à saluer les statues. Les terrasses de café étaient pleines. Je me suis avancé vers un groupe, j’ai posé ma question — « Que vous évoque Aleria 1975 ? » — avec tout le cérémonial d’un instituteur de la IIIe République. Ils m’ont regardé. Longuement. Un ange est passé, puis un serveur avec un Spritz. Un garçon, tout en politesse, a tenté : « C’est un film ? » Une fille, casque sur les oreilles, a haussé les épaules : « On n’a pas fait ça en spé HGGSP… » Un autre m’a regardé comme on regarde un chien de guerre à trois pattes décoré comme un maréchal soviétique. Il m’a dit avec une douceur admirative : « Monsieur, vous étiez là ? » Là, j’ai compris. J’étais devenu ce vieux soldat à la jambe de bois dont on écoute les histoires par charité. Un demi-solde de la mémoire. Un vétéran des luttes oubliées. Il ne manquait plus que le képi et la bouteille de rhum. Un seul lycéen, dans tout ce désert cérébral, avait entendu parler d’Aleria. Il m’a raconté que son grand-père lui avait dit qu’à l’époque, on avait osé défier Paris. Il ne se rappelait plus qui avait gagné, mais « y’avait eu des morts, c’est sûr ». Il a fini sa phrase avec un sourire d’excuse. Moi, j’avais envie de l’embrasser.
Conclusion : Aleria est perdue.
Elle flotte dans un no man’s land temporel, quelque part entre la croisade des Albigeois et le départ du général de Gaulle pour Baden-Baden. Elle n’existe plus que dans quelques archives poussiéreuses, quelques poitrines de vieux militants, et, apparemment, dans mon obsession solitaire. Mais je ne désespère pas. Peut-être qu’un jour, un influenceur trouvera ça stylé, qu’un rappeur d’Aiacciu s’en emparera, qu’un scénariste Netflix décidera d’en faire une série. En attendant, je continue ma quête. J’erre, je questionne, je dérange. Et parfois, dans le regard d’un adolescent troublé, je devine une question muette :
« Mais qu’est-ce qu’il nous veut, ce vieux-là ? » Je leur réponds par un silence douloureux. Je veux juste qu’on n’oublie pas. Mais, mon Dieu que parfois les jeunes vous font sentir vieux.
GXC
Photo :GXC
C’était un après-midi paisible, presque trop paisible. L’été débutait sur Ajaccio avec un mois d’avance, et moi, soudainement saisi par un élan mémoriel causé il faut l’avouer par ce dossier journalistique, j’ai eu l’idée folle, incongrue, presque révolutionnaire : parler d’Aleria à mes enfants et au-delà à la jeunesse corse. Oui, Aleria. Août 1975. Le début du combat autonomiste moderne. L’occupation d’un domaine viticole par des militants autonomistes de l’ARC, l’assaut des CRS, deux morts, l’emprisonnement d’Edmond Simeoni, oui c’est ça le père de Gilles. Une date fondatrice, un traumatisme, un point de bascule. Ou du moins, je le croyais.
Une ignorance familiale
Car dans ma famille, apparemment, on n’avait pas reçu le mémo. Mes trois enfants, corses jusqu’à la moelle, élevés sur les plages du golfe, néanmoins nourris d’hamburgers, baignés du parfum du maquis pas trop éloigné de notre maison, m’ont regardé comme si je venais de leur parler des guerres puniques. L’aîné, toujours plein de ressources, s’est éclipsé aux toilettes avec la discrétion d’un agent double. Il est revenu l’air docte, les yeux un peu trop brillants pour être honnêtes. Il a vaguement parlé de viticulteurs et de... CRS ? Visiblement, Wikipedia avait fait le boulot. Mais trop tard. Le ver était dans le fruit. Le cœur de l’île avait la mémoire courte.
A la recherche de l’oiseau rare
Pris d’un frisson — était-ce l’âge ou le sentiment de vivre l’effacement d’un pan d’histoire ? — j’ai décidé d’élargir mon enquête. Quitte à passer pour un vieux pervers, autant le faire méthodiquement. Direction le lycée Laetitia. J’ai bien pris soin de n’aborder que des groupes, histoire de ne pas finir au poste ou sur TikTok sous le titre : « Vieux chelou cherche guerre perdue »
ou « Pépé pervers aperçu rôdant aux alentours du Laetitia, Filoni, Battestini aiutu !»
La moisson fut abondante, la récolte désastreuse.
Une quinzaine de jeunes, tous très propres sur eux, écouteurs aux oreilles, baskets dernier cri, un accent à couper au couteau et pas un seul ne savait ce qu’était Aleria. Deux m’ont tout de même précisé qu’il connaissait le nom aperçu sur la route nationale qui mène à Bastia non loin de Ghisonaccia. L’un d’eux, compatissant, a même lancé : « C’était un match de foot, non ? » Un autre, charitable, a proposé : « Une bataille contre les Français ? Genre Napoléon ? » J’ai insisté. J’ai remué la terre de leur mémoire comme un chercheur d’or fou. Rien. Pas une pépite. Que de la poussière. Pire : j’ai vu poindre chez certains une inquiétude sincère à mon égard, un peu comme si j’étais le rescapé d’un monde parallèle. Puis j’ai senti que je lassais.
Demi-solde de la mémoire
Alors je suis allé au lycée Fesch. Là aussi, j’ai rôdé, l’air détaché, un peu mélancolique, comme ces vieux généraux qui continuent à saluer les statues. Les terrasses de café étaient pleines. Je me suis avancé vers un groupe, j’ai posé ma question — « Que vous évoque Aleria 1975 ? » — avec tout le cérémonial d’un instituteur de la IIIe République. Ils m’ont regardé. Longuement. Un ange est passé, puis un serveur avec un Spritz. Un garçon, tout en politesse, a tenté : « C’est un film ? » Une fille, casque sur les oreilles, a haussé les épaules : « On n’a pas fait ça en spé HGGSP… » Un autre m’a regardé comme on regarde un chien de guerre à trois pattes décoré comme un maréchal soviétique. Il m’a dit avec une douceur admirative : « Monsieur, vous étiez là ? » Là, j’ai compris. J’étais devenu ce vieux soldat à la jambe de bois dont on écoute les histoires par charité. Un demi-solde de la mémoire. Un vétéran des luttes oubliées. Il ne manquait plus que le képi et la bouteille de rhum. Un seul lycéen, dans tout ce désert cérébral, avait entendu parler d’Aleria. Il m’a raconté que son grand-père lui avait dit qu’à l’époque, on avait osé défier Paris. Il ne se rappelait plus qui avait gagné, mais « y’avait eu des morts, c’est sûr ». Il a fini sa phrase avec un sourire d’excuse. Moi, j’avais envie de l’embrasser.
Conclusion : Aleria est perdue.
Elle flotte dans un no man’s land temporel, quelque part entre la croisade des Albigeois et le départ du général de Gaulle pour Baden-Baden. Elle n’existe plus que dans quelques archives poussiéreuses, quelques poitrines de vieux militants, et, apparemment, dans mon obsession solitaire. Mais je ne désespère pas. Peut-être qu’un jour, un influenceur trouvera ça stylé, qu’un rappeur d’Aiacciu s’en emparera, qu’un scénariste Netflix décidera d’en faire une série. En attendant, je continue ma quête. J’erre, je questionne, je dérange. Et parfois, dans le regard d’un adolescent troublé, je devine une question muette :
« Mais qu’est-ce qu’il nous veut, ce vieux-là ? » Je leur réponds par un silence douloureux. Je veux juste qu’on n’oublie pas. Mais, mon Dieu que parfois les jeunes vous font sentir vieux.
GXC
Photo :GXC