L’incendie criminel dans l’histoire de la Corse
Dans l'île, le feu n'a pas seulement été un outil pastoral ou agricole.....
L’incendie criminel dans l’histoire de la Corse
L’histoire de la Corse est jalonnée de violences collectives et individuelles qui, au-delà des affrontements armés, ont trouvé une expression constante : l’incendie criminel. Dans l’île, le feu n’a pas seulement été un outil pastoral ou agricole ; il s’est affirmé comme une arme redoutable, utilisée dans les vendettas, les conflits de clans ou les luttes sociales. L’incendie est ainsi devenu un langage, une manière d’inscrire dans la mémoire des hommes les rancunes, les haines et les rivalités.
Le feu dans les guerres de clans
À la fin du XVIIIe siècle, les rivalités sanglantes entre familles illustrent la place du feu dans les pratiques de vengeance. Les affrontements entre les Bozzi, les Bruni et les Poli s’accompagnent de mutilations, de massacres de femmes et d’enfants, mais aussi d’incendies. Les maisons deviennent des cibles symboliques : les ennemis détruisent les biens, brûlent les récoltes et marquent la domination d’un clan sur l’autre.
Au XIXe siècle, la logique reste la même. Qu’il s’agisse des querelles successorales des Frediani et des Viterbi en Castagniccia, ou des affrontements entre bergers et cultivateurs, le feu devient le prolongement des armes. Un champ incendié, une grange détruite, une maison réduite en cendres : autant de messages adressés à l’ennemi, quand l’assassinat ne suffit plus.
Pastoralisme et incendies
Le recours au feu est ancien : on brûle le maquis pour régénérer les pâturages. Mais lorsque l’État français tente de réglementer ces pratiques au XIXe siècle, le feu devient un acte de défi. Des bergers de Sisco condamnés en 1861 ou un pasteur d’Oletta jugé pour avoir incendié une terre de l’église montrent combien l’incendie était une arme sociale autant qu’économique.
La maison des vaincus
Dans la logique corse de l’honneur, incendier la maison de l’ennemi est un acte hautement symbolique. Après l’assassinat du général Gaffori, les paolistes incendièrent les demeures des meurtriers. À Ajaccio, la maison des Buonaparte fut également détruite par le feu. La demeure n’est pas qu’un toit : elle incarne la mémoire familiale, la continuité d’un lignage, l’inscription d’un nom dans un village. La brûler revient à effacer une identité. Les archives judiciaires et les récits de voyageurs abondent en exemples où les vaincus d’une vendetta voyaient leurs biens détruits. L’incendie d’une maison est aussi une punition collective : au-delà du criminel, c’est toute sa famille qui paie le prix. Dans une société fondée sur la solidarité clanique, cette pratique vise à briser la cohésion du groupe et à marquer dans l’espace le triomphe des vainqueurs.
Les cadavres consumés
Dans certains cas, la cruauté dépasse la destruction des biens pour atteindre les corps eux-mêmes. Brûler un cadavre, c’est retirer tout aspect humain à l’ennemi, le priver d’obsèques dignes et condamner son souvenir à l’oubli. Ce fut le cas avec le frère du bandit Ghjuvan Cameddu Nicolai, dont le corps fut incendié après sa mise à mort. Ce geste barbare montre combien le feu pouvait fonctionner comme une arme de profanation, annihilant jusqu’à la dignité du mort. Cette pratique s’inscrit dans une logique d’effacement total : effacer les traces de l’homme comme on efface celles de sa maison. Elle illustre l’idée que l’ennemi n’a pas seulement à être tué, mais à être effacé du monde visible. Dans ce cadre, l’incendie est plus qu’une vengeance : c’est une négation de l’existence même de l’autre.
Une arme de la vendetta et de la révolte
À Loreto-di-Tallano en 1847, l’incendie d’une maison provoque la mort d’un nourrisson. À Peri, dans les années 1860, le feu devient également meurtrier. D’autres fois, il prend une valeur politique : la forêt de Tacca en 1846 ou l’incendie d’Ota en 1848 témoignent d’une défiance ouverte à l’État. Ces actes collectifs révèlent que l’incendie pouvait servir non seulement à régler des comptes privés, mais aussi à exprimer une révolte sociale.
Héritage
Au fil des siècles, incendier signifiait effacer une trace : celle d’un rival, d’une famille ou d’une autorité jugée illégitime, stirpà una razza. Aujourd’hui encore, les rapports officiels rappellent que la majorité des incendies corses sont d’origine criminelle. L’historien Wagner notait dès 1961 que “l’incendie volontaire est le descendant servile de la vendetta”.
La formule conserve sa résonance. Le feu, en Corse, reste un outil, pire un langage : il exprime la vengeance quand la justice paraît impuissante, la résistance quand l’autorité paraît injuste, la lâcheté quand on jalouse le bien d’autrui, la rupture quand les liens sociaux semblent brisés. Héritage d’une longue tradition, il demeure l’un des signes les plus ambigus de l’histoire insulaire : destructeur mais porteur de mémoire, criminel mais signifiant.
GXC
photo : DR