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L'extrême droite en Corse : un paradoxe entre force nationale et faiblesse locale

En Corse , l'extrême droite réalise des scores spectaculaires lors des scrutins nationaux ou européens.

L’extrême droite en Corse : un paradoxe entre force nationale et faiblesse locale



En Corse, l’extrême droite réalise des scores spectaculaires lors des scrutins nationaux ou européens. Aux Européennes de 2024, la liste de Jordan Bardella (RN) a atteint 40,8 % des suffrages, un record qui place l’île bien au-dessus de la moyenne nationale. Avec près de 50 % des voix cumulées entre RN et Reconquête ! Notre île s’est affirmée comme l’un des bastions électoraux du vote d’extrême droite. Aux législatives de 2024, François Filoni (RN) a même devancé le député sortant nationaliste Paul-André Colombani au premier tour dans la 2ᵉ circonscription de Corse-du-Sud (35,1 %), avant de s’incliner au second (40,8 % contre 59,2 %). Ces chiffres illustrent un phénomène massif : la contestation portée par le RN trouve en Corse un terreau fertile.


Pourtant, ce succès ne se traduit pas dans les urnes locales. Aux municipales ou aux territoriales, les candidats RN sont absents des grandes mairies et ne disposent d’aucune implantation solide. Lors des territoriales de 2021, les listes nationalistes ont obtenu près de 68 % des voix au second tour, reléguant l’extrême droite à un rôle marginal. Ce paradoxe est désormais au cœur du débat politique corse.

L’ancrage nationaliste face au RN

La raison principale de cette faiblesse locale réside dans la domination du nationalisme corse, qui a su bâtir un réseau d’élus, d’associations et de relais sur l’ensemble du territoire. À Ajaccio comme à Bastia, les électeurs privilégient des listes enracinées, portées par des figures connues et par des mouvements capables de défendre à la fois l’identité corse et l’autonomie institutionnelle.
Le RN, perçu comme centralisateur et attaché à l’unité républicaine, peine à convaincre un électorat attaché à des revendications spécifiques : co-officialité de la langue corse, statut de résident, pouvoir fiscal. Là où les électeurs expriment leur colère contre Paris dans les scrutins nationaux, ils confient leur quotidien à des élus nationalistes ou modérés dans les scrutins municipaux. C’est ce double mouvement contradictoire qui explique pourquoi l’extrême droite peut atteindre 40 % des voix aux Européennes et rester quasi invisible dans les conseils municipaux.


Divisions et rivalités : un frein majeur

À cette difficulté d’ancrage s’ajoute un autre obstacle : les divisions internes. L’extrême droite corse est aujourd’hui traversée par des rivalités personnelles et idéologiques.
Le cas de Mossa Palatina, fondé par Nicolas Battini, en est l’illustration. Mouvement identitaire et autonomiste qui paraissait en pleine ascension, il se situe à la droite des nationalistes classiques mais refuse la ligne centralisatrice du RN. Aux législatives de 2024, Battini n’a recueilli qu’environ 4,2 % des voix dans la 1ʳᵉ circonscription de Haute-Corse. Mais sa stratégie, axée sur l’identité corse et une certaine autonomie, concurrence directement le RN en divisant l’électorat sensible aux thèmes de l’immigration et de l’insécurité. Il est de plus face à la concurrence du petit parti identitaire, Forza Nova.
S’y ajoutent les rivalités personnelles, ce poison de la politique insulaire. À Ajaccio, plusieurs militants historiques du RN, dont d’anciens colistiers de François Filoni, contestent aujourd’hui son leadership et menacent de présenter une liste concurrente. Les luttes d’ego et les ambitions municipales fragmentent un espace politique déjà fragile. Cette incapacité à s’unir explique pourquoi l’extrême droite reste en marge des grandes batailles locales.

La scission ajaccienne de Mossa Palatina

Dernier épisode en date : la scission de l’aile ajaccienne de Mossa Palatina, qui a quitté le mouvement pour créer une structure parallèle. Officiellement, cette rupture s’explique par des désaccords stratégiques sur la ligne à tenir face au RN et sur la participation aux futures municipales mais aussi par une classique guerre des égos. Les partisans de cette nouvelle mouvance jugent que Battini s’est enfermé dans un discours trop radical, qui empêche toute alliance électorale.
Cette fragmentation supplémentaire illustre les tensions internes de l’extrême droite insulaire. Entre un RN en perte de repères locaux, une Mossa Palatina éclatée et des ambitions personnelles exacerbées, l’espace politique à droite de la droite est morcelé, sans chef de file incontesté. Cette balkanisation rend encore plus difficile l’émergence d’une alternative crédible aux nationalistes.

La contradiction entre autonomie et centralisme

Une fracture idéologique traverse désormais l’extrême droite corse : d’un côté, un RN fidèle à la ligne nationale, refusant toute autonomie et défendant l’unité de la République ; de l’autre, des courants qui, tout en restant identitaires, veulent articuler leur discours à la réalité corse et s’ouvrent à certaines revendications autonomistes par conviction ou peut-être par opportunisme.
Cette contradiction s’avère particulièrement handicapante dans un territoire où l’idée d’une autonomie accrue, voire d’une évolution statutaire, bénéficie d’un large soutien. Pour nombre d’électeurs, voter RN à Paris ou à Bruxelles est un signal politique, mais voter RN en Corse reste incohérent avec leur aspiration à un pouvoir local renforcé. Enfin l'une des grandes victoires du nationalisme a été de remplacer le clanisme en terme de fidélité clientélaire. C’est là tout le paradoxe : l’extrême droite est forte comme vote de défi ou de protestation, mais faible comme alternative de gouvernement local.

L’horizon des municipales et des territoriales

Les prochaines échéances électorales constituent un test décisif. Les municipales de 2026 seront l’occasion pour le RN de tenter une percée, en capitalisant sur ses scores aux européennes et aux législatives. L’objectif affiché est de conquérir enfin des mairies, à commencer par des communes moyennes où le RN a déjà obtenu plus de 30 % des voix. Mais la concurrence des nationalistes, déjà solidement implantés, et l’absence de figures locales consensuelles rendent cette ambition incertaine.
Au-delà, les territoriales de 2027 concentrent tous les regards. Pour le RN, réussir à entrer à l’Assemblée de Corse constituerait une victoire symbolique et stratégique. Mais la barre est haute : il faudrait dépasser la logique du simple vote protestataire et bâtir une offre locale crédible. Or, tant que l’électorat corse privilégiera les listes nationalistes, capables d’incarner à la fois l’identité et l’autonomie, l’extrême droite risque de rester cantonnée à un rôle d’opposition.


Entre ambition et impasse

L’extrême droite corse se trouve aujourd’hui face à un dilemme stratégique. Soit elle reste alignée sur la ligne nationale du RN, au risque de demeurer marginale localement alors que la Corse est indubitablement une terre de droite et peut-être même d'extrême droite. Soit elle s’adapte aux revendications autonomistes et se rapproche des positions de mouvements comme Mossa Palatina ou Forza nova, mais au prix d’une contradiction avec son discours centralisateur.
À ce dilemme s’ajoute la question des ambitions personnelles. Les luttes d’appareil, les scissions ajacciennes de Mossa Palatina et du RN ajoutées aux rivalités locales menacent la cohésion d’un mouvement qui, malgré ses scores impressionnants aux élections nationales, n’a toujours pas trouvé la clé pour convertir l’essai dans les communes et à l’Assemblée de Corse.

Un paradoxe durable ?

À l’approche des municipales de 2026 et des territoriales de 2027, l’extrême droite en Corse reste donc dans une position paradoxale : majoritaire en voix lors des scrutins nationaux, mais quasi absente du paysage institutionnel local. Le contraste entre le bulletin glissé pour Bardella à Bruxelles et celui donné aux nationalistes à Ajaccio ou Bastia illustre la dualité d’un électorat à la fois protestataire et attaché à son autonomie.
Le RN et les autres forces d'extrême droite espèrent briser ce plafond de verre, mais leurs divisions, leur absence d’implantation et la concurrence nationaliste rendent la tâche ardue. La Corse restera-t-elle ce laboratoire où l’extrême droite triomphe dans les urnes nationales mais échoue à s’ancrer sur le terrain ? Les scrutins à venir diront si ce paradoxe est appelé à durer ou à se résoudre. L'extrême droite insulaire se retrouve aujourd'hui devant le paradoxe que les nationalistes ont connu aux élections régionales de 1992 : s'unir et dominer le paysage politique ou se diviser et rester des forces protestataires.


GXC
Photo : D.R
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