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La Corse à l'épreuve budgétaire : quinze ans d'immobilisme et un avenir incertain

Depuis 2009, la dotation de continuité territoriale (DCT), destinée à compenser l’insularité, est restée fixée à environ 187 millions d’euros par an.

La Corse à l’épreuve budgétaire : quinze ans d’immobilisme et un avenir incertain



Une dotation figée face à l’inflation


Depuis 2009, la dotation de continuité territoriale (DCT), destinée à compenser l’insularité, est restée fixée à environ 187 millions d’euros par an. Son rôle est essentiel : subventionner les liaisons maritimes et aériennes, maintenir l’approvisionnement, soutenir la mobilité des habitants et préserver un principe d’équité nationale. Pourtant, figée en valeur nominale, elle a perdu année après année de son efficacité. En 1992, elle s’élevait à 125,8 millions d’euros ; en 2008, elle atteignait 187 millions. Depuis lors, stagnation.

Ce n’est qu’en 2025 qu’une rallonge exceptionnelle de 50 millions d’euros a été obtenue, portant la DCT à près de 237 millions. Ce geste, salué par l’Assemblée de Corse, ne compense pas quinze années d’érosion réelle. En tenant compte de l’inflation et des coûts croissants du transport, la dotation aurait dû dépasser les 250 millions pour maintenir son pouvoir compensatoire. La Corse se trouve donc dans une situation paradoxale : plus dépendante que jamais de cette enveloppe, mais contrainte par son gel prolongé.

Carburants : un fardeau croissant


Dans le même temps, les coûts énergétiques ont suivi une trajectoire inverse. En 2008, le gazole valait environ 1,15 € le litre ; en 2024, il avoisine 1,65 €, soit une hausse d’environ 43 %. L’essence sans plomb 95-E10 est passée d’environ 1,30-1,40 € à près de 1,85 €, soit +35 à 40 %.

Or, ces hausses ne sont pas anecdotiques. Elles affectent directement le prix des marchandises importées, frappant le panier des ménages corses, et elles alourdissent le coût des dessertes subventionnées par la Collectivité. Autrement dit, la DCT a stagné au moment même où ses charges théoriques explosaient, creusant un déséquilibre structurel.

Fonctionnement en hausse, investissement en recul


Depuis la prise de pouvoir des nationalistes en 2015, la trajectoire budgétaire de la Collectivité de Corse s’est orientée vers un renforcement du fonctionnement et une contraction de l’investissement. En 2015, les dépenses de fonctionnement s’élevaient à environ 850 millions d’euros, contre 600 millions pour l’investissement, soit un équilibre relatif (59 %/41 %).

D’année en année, l’écart s’est creusé. En 2023, le fonctionnement atteignait environ 1,07 milliard d’euros, tandis que l’investissement chutait à 390 millions, soit une répartition de 73 % contre 27 %. En 2024, les chiffres estimés confirment la tendance : près de 1,09 milliard pour le fonctionnement et seulement 375 millions pour l’investissement. La part relative du fonctionnement frôle désormais 75 %, laissant à l’investissement une place résiduelle.

Les charges de personnel, un poids lourd


Au sein du fonctionnement, les charges de personnel représentent près de 300 millions d’euros en 2023, un montant jugé « écrasant » par la Chambre régionale des comptes. La fusion institutionnelle de 2018 a transféré de nouvelles compétences à la Collectivité sans compensation intégrale des moyens financiers, aggravant le déséquilibre. Résultat : la croissance des dépenses sociales et salariales absorbe la quasi-totalité des marges de manœuvre.

Les dirigeants nationalistes soulignent régulièrement l’héritage budgétaire et les contraintes externes. Pourtant, l’incapacité à freiner l’ascension des charges de fonctionnement limite la capacité d’autofinancement et affaiblit la possibilité d’investir dans des projets structurants.

L’investissement sacrifié


Le recul des investissements depuis 2015 illustre une impasse stratégique. En 2015, plus de 40 % du budget était encore consacré à l’équipement, aux infrastructures, à l’innovation. En 2024, cette part est descendue sous les 26 %. Les infrastructures routières, les projets énergétiques ou la transition écologique avancent au ralenti, faute de financements suffisants.

Ce basculement est lourd de conséquences : une région qui investit moins prépare moins bien son avenir. En Corse, où l’économie reste fragile et dépendante du tourisme, le manque d’investissements risque d’accentuer les vulnérabilités structurelles.

Des difficultés à venir : dotations, immobilier et tourisme


Au-delà du déséquilibre actuel, de nouvelles menaces s’annoncent. Les finances publiques nationales sont sous tension, et rien ne garantit que la DCT continuera d’augmenter. Au contraire, dans un contexte de rigueur budgétaire, le risque d’un nouveau gel — voire d’une réduction — pèse sur la trajectoire corse.

L’immobilier constitue un autre foyer de fragilité. Les prix ont flambé dans les zones littorales, alimentés par la spéculation et les résidences secondaires, tandis que le parc locatif pour les habitants s’est raréfié. Cette crise sociale, qui accroît le coût de la vie, pèse aussi sur l’attractivité économique : comment retenir les jeunes actifs si se loger devient impossible ? La Collectivité se retrouve sommée d’intervenir, mais avec des marges budgétaires réduites.

Enfin, le tourisme, poumon de l’économie corse, connaît ses propres limites. La dépendance à une saison courte et à des clientèles sensibles aux aléas économiques ou climatiques fragilise les recettes. Les épisodes de canicule, les incendies ou la concurrence d’autres destinations méditerranéennes rappellent que ce secteur n’est pas un gisement illimité. Miser uniquement sur le tourisme reviendrait à parier sur un socle mouvant.

Vers des choix sélectifs


Dans ce contexte, la question centrale devient celle de la sélectivité. L’époque où la Collectivité pouvait financer un large éventail de politiques est révolue. Il s’agit désormais de privilégier ce qui produit de la valeur durable. Cela suppose de réduire les dépenses de rente, celles qui entretiennent des équilibres anciens sans créer de richesse nouvelle, pour orienter les moyens vers les secteurs capables de générer une croissance vertueuse et respectueuse de l’environnement.

L’agriculture de qualité, les énergies renouvelables, la rénovation du bâti, la gestion durable de l’eau, le tourisme culturel et hors saison, ou encore l’économie numérique adaptée au territoire représentent des pistes de résilience. Ce sont ces filières qui peuvent réduire la dépendance, diversifier les revenus et créer des emplois stables.

Une trajectoire sous tension


Le gel de la dotation, la hausse des coûts de l’énergie, l’envolée des charges de fonctionnement et la contraction des investissements tracent une trajectoire inquiétante. La Collectivité de Corse voit sa dette progresser, ses marges s’éroder et sa capacité à projeter l’avenir diminuer. L’asphyxie budgétaire est d’autant plus préoccupante que les besoins restent immenses : logement, transition énergétique, infrastructures, soutien à l’économie locale.

Perspectives et scénarios d’avenir


Trois scénarios se dessinent pour la prochaine décennie :

—Le statu quo : dotations figées, fonctionnement en hausse, investissement en recul. La Corse s’installe dans la dépendance et la dette.

—L’ajustement progressif : indexation de la DCT sur les prix et rééquilibrage progressif des dépenses. L’île maintient son niveau d’équipement minimal.

—La refonte structurelle : nouvelle gouvernance budgétaire, autonomie fiscale accrue et choix sélectifs assumés. Ce scénario seul permettrait de bâtir une trajectoire de croissance durable.

Choisir l’avenir


La Corse est arrivée à un carrefour. Si elle continue à subir les contraintes, elle s’exposera à un étiolement progressif de ses capacités d’action. Si elle choisit de hiérarchiser ses priorités, de rompre avec la rente et de miser sur des secteurs porteurs, elle peut transformer sa fragilité en force.

C’est ce choix, éminemment politique, qui déterminera si l’île reste enfermée dans l’assistance et le court terme, ou si elle parvient à s’ériger en laboratoire d’un développement insulaire durable.

Un tournant européen et climatique


À ce défi interne s’ajoute désormais la pression des contextes européen et climatique. Les fonds structurels de l’Union européenne, déjà essentiels pour financer les infrastructures, seront à l’avenir conditionnés à des objectifs environnementaux stricts. Autrement dit, la Corse n’aura accès aux ressources extérieures que si elle s’engage clairement dans la transition énergétique, la protection des milieux naturels et la réduction des émissions.

Cette évolution oblige à revoir le modèle économique. Les projets immobiliers spéculatifs ou les investissements peu durables risquent d’être écartés au profit des filières vertes. L’île pourrait y voir une contrainte, mais aussi une opportunité : transformer ses handicaps géographiques en avantages compétitifs, en valorisant son ensoleillement, sa biodiversité et son attractivité culturelle.

Préserver la confiance


La population corse observe avec inquiétude l’inflation des charges, la difficulté à se loger et la fragilité de l’économie touristique. Si les politiques publiques ne parviennent pas à donner de perspectives, le risque est grand de voir se renforcer la défiance vis-à-vis des institutions. Dans ce climat, la rigueur budgétaire ne peut pas être synonyme de rétraction : elle doit s’accompagner d’une vision claire, porteuse de sens et de confiance.

Allier discipline financière et projet écologique ambitieux, c’est sans doute la seule voie pour sortir du piège de la rente et tracer un avenir soutenable. La Corse n’a pas seulement besoin de moyens : elle a besoin d’un cap.

GXC
illustrations : D.R
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