Quand l’irrationnel traverse l’Atlantique
Aux États-Unis, le trumpisme défait la recherche scientifique, Robert F. Kennedy Jr. mène croisade contre les vaccins, et le prix Nobel de médecine Drew Weissman dénonce publiquement cette régression obscurantiste
Quand l’irrationnel traverse l’Atlantique
Aux États-Unis, le trumpisme défait la recherche scientifique, Robert F. Kennedy Jr. mène croisade contre les vaccins, et le prix Nobel de médecine Drew Weissman dénonce publiquement cette régression obscurantiste. En face, le wokisme érige le ressenti en dogme : deux négations du réel qui se font écho
La contagion du mythe
L’Amérique n’exporte pas seulement sa musique, ses séries et ses réseaux sociaux. Elle nous envoie aussi ses fièvres mentales, ses croisades morales, ses guerres saintes contre le réel. Des Églises évangéliques qui nient la théorie de l’évolution aux universités obsédées par le genre et la “déconstruction”, la même tentation se répète : celle de la liturgie contre la raison. Le trumpisme et le wokisme, qu’on croit opposés, se nourrissent d’une même matrice culturelle — un rapport religieux à la vérité.
Dans les deux cas, l’émotion fait office de démonstration. Le croyant du Midwest et le militant de campus ont cessé d’habiter le monde : ils le rêvent à l’image de leur foi. L’un invoque Dieu pour nier la science, l’autre invoque la morale pour nier la biologie. Les deux haïssent le doute, ce moteur fragile de la connaissance, et cherchent la pureté dans l’absolu.
Un pays bâti sur la négation
Il faut se souvenir que l’Amérique est née d’un déni : celui des peuples premiers. Fondée sur la table rase, elle s’est crue autorisée à réinventer le monde. Ce fantasme de recréation perpétuelle — “new born”, “new deal”, “new world” — irrigue encore sa culture. Le pays s’est construit sur la croyance que tout peut être refait, y compris la nature humaine. De là, deux dérives parallèles : l’homme “créé par Dieu” et l’homme “recréé par lui-même”.
La première a donné le trumpisme, cette religion nationale où la science devient suspecte dès qu’elle contredit la Providence. La seconde alimente le wokisme, où le ressenti individuel devient critère de vérité. Ces deux courants partagent la même conviction délirante : le réel serait injuste, donc il faut le corriger par la foi ou par le verbe.
La défaite du doute
Quand une société commence à traiter la connaissance comme une opinion, elle s’effondre intellectuellement. Le trumpisme s’est attaqué aux chercheurs et aux climatologues ; le wokisme censure les biologistes et les linguistes. Dans les deux cas, on exige des savants qu’ils “croient” au lieu qu’ils démontrent. La science n’est plus perçue comme un outil d’émancipation, mais comme un instrument d’oppression.
Les universités américaines, autrefois phares du monde libre, sont devenues des chapelles concurrentes : les uns prient le marché, les autres la morale. Le débat a disparu au profit de la confession publique, et la recherche s’est muée en liturgie identitaire. La peur du “mal dire” y remplace la curiosité intellectuelle. On ne vérifie plus : on ressent.
L’Europe contaminée
Cette dérive, longtemps confinée aux campus d’outre-Atlantique, traverse aujourd’hui l’océan. Dans nos propres institutions, on préfère éviter les sujets “qui fâchent” — comme si l’offense était un argument. La France, patrie du doute méthodique, se découvre un tropisme pour les dogmes venus d’ailleurs. On invoque la “sûreté morale” pour ne plus penser, comme on invoquait jadis la grâce divine pour ne plus chercher.
Ce qui se joue là n’est pas une querelle universitaire : c’est une crise de civilisation. Une société qui renonce à distinguer le fait de la croyance, la preuve de l’opinion, s’interdit tout progrès. L’irrationnel a changé de costume : il ne porte plus la croix, mais le hashtag. Pourtant, il prêche la même chose — la délivrance par le sentiment, la certitude d’avoir raison sans jamais douter.
Retrouver le courage du réel
Face à ce double obscurantisme, il ne s’agit pas de choisir un camp, mais de refuser la démission de l’esprit. La science n’est pas un dogme, c’est une méthode — un art du doute, une discipline de la vérification. La liberté ne consiste pas à s’inventer hors du monde, mais à le comprendre avec lucidité.
La raison n’a rien de froid : elle est notre seule chaleur commune, celle qui nous relie malgré nos différences. Si nous la laissons s’éteindre, nous n’aurons plus que des liturgies adverses, criant chacune sa propre vérité dans un désert d’écrans.
L’Amérique, ce grand théâtre des croyances, nous enseigne au moins une chose : qu’un peuple peut être à la fois le plus technologique et le plus mystique de la planète. À nous de ne pas confondre la foi avec la connaissance, ni la ferveur avec la pensée.
GXC
illustration : D.R