Le verrouillage invisible du marché français de l’art
Le règne du soupçon .Le marché français ne protège plus la vérité : il protège la présomption de fraude.
Le verrouillage invisible du marché français de l’art
On pourrait croire que le marché de l’art est un espace ouvert où la beauté circule librement, portée par les collectionneurs, les héritiers, les amateurs, les maisons de ventes. Il n’en est rien. Le marché français est un territoire clos, gouverné non par des lois explicites, mais par un système silencieux de soupçons et de signaux, émis bien en amont de toute décision visible.
Le règne du soupçon
Au cœur de ce dispositif, deux institutions jouent un rôle central : l’OCBC (Office central de lutte contre le trafic de biens culturels) et les services fiscaux. Leur mission officielle — protéger le patrimoine et garantir l’origine licite des œuvres — ne prête pas à critique. Mais, dans les faits, ces organismes produisent des notes de vigilance, des alertes orales, des profils de familles, des mots-clés qui circulent discrètement dans la profession.
On ne dit pas : « Cette œuvre est fausse », ni « Ce vendeur est suspect. »
On dit : « Dossier sensible. » « Prudence. » « Ne pas exposer. »
Et tout le monde comprend. Aucune preuve n’est exigée. Aucune justification n’est donnée. Car il ne s’agit plus de droit, mais de réputation administrée.
Le marché français ne protège plus la vérité : il protège la présomption de fraude. À défaut de document, on suppose le doute. À défaut de trace, on imagine le risque. Cette prudence, à force de se vouloir vertueuse, devient censure.
Le soupçon fonctionne comme un jugement. Le doute tient lieu de preuve. Le silence tient lieu de sentence. Nous sommes passés d’une justice fondée sur les faits à une mécanique de réputation fondée sur l’ombre. Autrement dit : c’est le règne de la diffamation par le soupçon.
Et lorsque ce soupçon atteint un expert, l’affaire est close. Un tableau qualifié de « douteux » ou de « trop tardif » est socialement mort. Non par faillite esthétique, mais par peur du scandale administratif.
Quand l’Art s’exile
Pendant ce temps, au Luxembourg, à Bruxelles, à Genève, on regarde la toile, pas la rumeur. On examine l’objet, on écoute l’histoire, on demande des preuves, non des présomptions.
Il ne faut donc pas s’étonner que l’Art, qui a besoin de liberté pour s’épanouir et d’intelligence pour prospérer, quitte peu à peu le marché français. Il cherche ailleurs ce que la France ne lui offre plus : l’examen sincère, la parole droite, la confiance dans l’évidence matérielle.
L’Art ne vit pas sous la contrainte. Il se refuse à la suspicion permanente. Il demande qu’on le regarde, qu’on le compare, qu’on le pense. Il ne supporte pas d’être traité comme un danger potentiel ou un prétexte fiscal.
Et lorsque le soupçon devient le mode ordinaire du jugement, l’Art s’en va. Silencieusement, mais sûrement. Vers des terres où l’on considère encore l’objet, et non l’ombre qu’on lui prête.
Rouvrir les fenêtres
Il est temps, peut-être, de laisser entrer l’air, le regard, la confiance — la simple joie d’aimer ce qui mérite d’être regardé. Car ce n’est pas l’Art qui a changé : c’est le regard que l’on porte sur lui qui s’est obscurci. Et l’obscurité n’a jamais été un lieu de renaissance.
Jean-François Marchi