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Les nouveaux maîtres de l’économie mondiale

L’explosion du nombre d’ultra-riches et la vitesse de leur enrichissement racontent l’une des mutations les plus spectaculaires du capitalisme contemporain.

Les nouveaux maîtres de l’économie mondiale



En 1987, lorsque Forbes publie pour la première fois son classement des milliardaires, il ne recense que 140 noms. Trente-huit ans plus tard, ils sont plus de 3 000 à détenir un patrimoine cumulé estimé à 16 000 milliards de dollars. L’explosion du nombre d’ultra-riches et la vitesse de leur enrichissement racontent l’une des mutations les plus spectaculaires du capitalisme contemporain.


Une accumulation sans précédent

Cette inflation de fortunes n’a pas d’équivalent historique. En 1996 encore, les milliardaires recensés n’étaient que 423, pour un patrimoine global légèrement supérieur à 1 000 milliards de dollars. L’essor des marchés financiers, la montée en puissance des technologies numériques et la mondialisation des capitaux ont ouvert un cycle inédit d’accumulation. Aujourd’hui, la fortune du premier millier de milliardaires dépasse le produit intérieur brut de l’ensemble de l’Afrique.

Des élites anciennes, mais un phénomène nouveau

La concentration des richesses n’est pourtant pas une nouveauté. Dans la plupart des sociétés anciennes, un mince sommet social accaparait l’essentiel des ressources. À la veille de la conquête espagnole, le 1 % le plus riche de l’empire aztèque contrôlait plus de 40 % du revenu total. En Europe médiévale, quelques lignages possédaient des domaines dont la valeur dépassait celle de régions entières. Mais ces élites restaient peu nombreuses et leur richesse, inscrite dans une économie peu monétarisée, demeurait immobile. Notre époque conjugue deux traits inédits : la multiplication des détenteurs de très grandes fortunes et la massivité des sommes en jeu.

Le retour du débat fiscal

Cette mutation pèse sur l’équilibre des sociétés. Dans les pays développés, la concentration du capital empêche la mobilité sociale et alimente un sentiment d’injustice qui traverse toutes les démocraties. Le débat sur la fiscalité des grandes fortunes, qu’on croyait clos, revient au premier plan. Quelques pays s’y risquent encore : l’Espagne, la Norvège et la Suisse ont maintenu un impôt sur la fortune. À Madrid, le gouvernement de Pedro Sánchez a instauré en 2022 un impôt temporaire de solidarité sur les grandes fortunes. Il a rapporté près de deux milliards d’euros en 2023, soit 58 % de plus que l’année précédente. En Norvège, la décision de doubler l’impôt sur la fortune en 2021 a provoqué l’exil de nombreux contribuables fortunés, transformant la question en enjeu électoral majeur.

Une question morale et politique

En France, le débat ressurgit aussi. Le ministre Sébastien Lecornu a jugé que la « taxe Zucman » n’était pas la bonne réponse, mais reconnaît la nécessité de répondre à la colère sociale. Car la question n’est plus seulement économique : elle est devenue morale et politique. Comment justifier de réduire les aides aux personnes âgées ou handicapées lorsque des fortunes colossales échappent à l’impôt ?

Le risque d’une fracture durable

Jamais les sociétés humaines n’ont produit autant de richesses, jamais elles ne les ont si inégalement réparties. Les économistes rappellent qu’un tel degré de concentration n’est pas sans risque. Il nourrit le populisme et fragilise la légitimité démocratique. À l’inverse, une fiscalité mieux partagée pourrait rétablir un minimum de confiance. Reste à trouver le courage politique d’y parvenir : taxer les ultra-riches est, comme le note le Financial Times, « plus facile à dire qu’à faire ».

Les défis du siècle qui s’ouvre

Les tendances à venir confirment cette dynamique. L’essor de l’intelligence artificielle, des biotechnologies et de la finance décentralisée créera sans doute de nouvelles fortunes en un temps record. Les marchés mondiaux récompensent la taille, la vitesse et l’effet de réseau : autant de facteurs qui creusent encore l’écart entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui n’en disposent pas.
À cela s’ajoute une nouvelle source de tension : les réformes nécessaires pour ralentir le changement climatique risquent de peser davantage sur les plus modestes, à travers la fiscalité carbone ou la hausse des coûts énergétiques. Ce déséquilibre alimente un sentiment d’injustice sociale qui rappelle la révolte des Gilets jaunes et fragilise encore la cohésion nationale. Dans un contexte où le vote de gauche apparaît impuissant à traduire cette colère, la tentation d’un vote d’extrême droite s’en trouve mécaniquement renforcée.
Face à cette évolution, certains économistes, comme Gabriel Zucman ou Thomas Piketty, plaident pour une fiscalité mondiale progressive du patrimoine. Leur projet demeure incertain, mais il marque une prise de conscience : sans régulation, la concentration du capital et le déséquilibre social qu’elle engendre pourraient devenir structurels. L’histoire montre que les sociétés supportent mal de tels écarts de richesse. Si l’on ne parvient pas à les contenir, le XXIᵉ siècle pourrait connaître les mêmes convulsions que celles qui ont jadis renversé les empires.

GXC
illustration : D.R
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