Entre histoire officielle et mémoire populaire : penser la mémoire corse
Une anthropologie de la mémoire
Entre histoire officielle et mémoire populaire : penser la mémoire corse
Les sociétés se partagent entre une réalité historique impossible à saisir dans toute sa complexité et la nécessité de récits communs – ces romans nationaux ou locaux qui offrent cohésion et continuité. Ces récits, qu’ils soient enseignés ou transmis à voix basse, permettent d’habiter le passé sans s’y perdre. La Corse, terre de mémoire et d’oralité, illustre cette tension permanente entre histoire savante et mémoire vécue. Dans Entre histoire officielle et mémoire populaire (Éd. Le Bord de l’Eau, 2025), Marcandria Peraut explore cette dialectique essentielle : « Comment, sous quelles conditions, et à quel degré les grands récits faits d’usages politiques du passé, souvent héroïques ou héroïsés, ont-ils forgé la mémoire collective des insulaires ? »
Histoire officielle et mémoire populaire : deux récits parallèles
Peraut distingue deux régimes de mémoire. L’histoire officielle, relayée par l’école, la commémoration et la statuaire, sélectionne les héros, simplifie le passé, lui donne une cohérence nationale. La mémoire populaire, au contraire, s’enracine dans la vie rurale, les lignages, les gestes du quotidien. « L’écart semble de plus en plus grand, écrit-il, entre le discours institutionnel insulaire et la mémoire populaire au sein de laquelle le souvenir d’une vie pénible prédomine. » Il note encore : « C’est dans les marges, dans la parole des anciens, que s’invente une autre histoire : celle que l’école n’a pas apprise. »
Cette tension rejoint Maurice Halbwachs : « L’individu évoque ses souvenirs en s’aidant des cadres de la mémoire sociale. » Pierre Nora, de son côté, distingue la mémoire, « vivante et affective », de l’histoire, « reconstruction de ce qui n’est plus ». L’un comme l’autre rappellent que toute communauté oscille entre fidélité et invention, entre le besoin de vérité et celui de légende.
La fabrique du passé : entre héroïsation et oubli
Sur la longue durée (XVIIIᵉ-XXIᵉ siècles), Peraut analyse la mise en scène du passé corse : la République de Corse, les grandes figures, les résistances, les martyrologes locaux. Il montre que ces récits fonctionnent comme des outils politiques : ils légitiment un présent, fixent une identité. À l’image de Ricoeur dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, il rappelle que « toute mémoire est traversée par un double mouvement : la fidélité au passé et le pouvoir d’oubli sans lequel il n’y a pas d’avenir ». Or, en Corse, l’oubli institutionnel des récits ordinaires crée des concurrences mémorielles : deux vérités coexistent, l’une héroïque, l’autre vécue.
Les monuments et plaques commémoratives fixent un récit stable, mais la mémoire populaire persiste : chants, contes, récits de veillées transmettent d’autres images du passé. Peraut y voit « la trace d’une humanité silencieuse que l’histoire officielle ignore ». Cette résistance rappelle que la mémoire n’est pas un simple héritage : c’est une pratique, une parole qui se réinvente à chaque génération.
Une anthropologie de la mémoire
L’approche de Peraut se situe à la croisée de l’histoire et de l’anthropologie. Il observe comment la mémoire s’incarne dans les gestes, les lieux, les rituels. Les villages, les fêtes patronales, les ruines ou les noms de rues deviennent des lieux de mémoire au sens de Nora : espaces où le passé se matérialise et se rejoue. Mais, contrairement à Nora, Peraut insiste sur la dimension populaire : il s’agit moins de sanctifier que de comprendre.
Dans la lignée de Nicole Lapierre, qui parle d’une « construction politique de la mémoire collective », il montre que les récits du passé sont des instruments de pouvoir autant que des refuges d’identité. L’enjeu est de réconcilier ces deux mémoires sans en effacer aucune : que l’histoire savante entende enfin la voix du vécu. Cette ouverture dépasse la Corse : elle éclaire les débats contemporains sur les statues, la colonisation ou la mémoire ouvrière.
Écouter les voix du silence
Entre histoire officielle et mémoire populaire est bien plus qu’une étude insulaire : c’est une méditation sur la fabrique du passé. La mémoire n’y apparaît pas comme un miroir, mais comme un champ de forces où s’affrontent légitimité et expérience. En restituant la parole aux mémoires modestes, Marcandria Peraut nous rappelle qu’aucune communauté ne peut se comprendre sans écouter les voix du silence. Reconnaître ces voix, c’est renouer avec une histoire habitée, humaine, vivante – celle qui se murmure encore dans les villages et que l’histoire, parfois, oublie d’écrire. Seul regret : un chapitre consacré à l’évolution de l’approche historique de la Corse depuis celles conçues idéologiquement (pour ou contre Paoli, pour ou contre la France) jusqu’à une certaine objectivité apportée une nouvelle histoire qui part des archives pour tenter d’expliquer ce qui fut. Mais voilà un ouvrage à lire et dont le contenu est assurément à méditer.
GXC
illustration ouvrage : auteur
Entre histoire officielle et mémoire populaire (XVIIIe-XXIe siècles): Essai d'histoire et d'anthropologie historique sur la mémoire en Corse, de Marcandia Peraut, préface de Christine Chivallon, éd. Le Bord de l’Eau, 359 pages, 24€