La République suspendue, l'île en apnée
L'île et le monde
La République suspendue, l’île en apnée
La démission de Sébastien Lecornu, après vingt-quatre heures d’un gouvernement sans souffle, agit comme le révélateur d’une République vacillante. En France continentale, l’événement a la gravité d’un symptôme : celui d’un pouvoir central qui ne gouverne plus qu’à moitié, prisonnier d’un système politique à bout de légitimité. En Corse, il a la résonance d’un séisme. Car quand Paris vacille, l’île s’inquiète : elle sait qu’entre les lignes de la crise française se dessine, une fois de plus, l’incertitude de son propre destin.
Depuis des mois, tout y semble suspendu : les crédits de continuité territoriale, la programmation énergétique, la réforme fiscale, les discussions sur le futur statut. Autant de chantiers à l’arrêt dans une île qui vit au rythme des décisions venues du continent. Or, sans État stable, il n’y a plus de cap. Les administrations locales attendent des instructions, les élus des garanties, les citoyens des réponses. Le pouvoir local cultive son immobilisme. Ce vide politique s’installe au moment même où la Corse, fragilisée par la crise du tourisme et l’effondrement immobilier, aurait besoin de lisibilité.
Une île au miroir du désordre français
La Corse n’est pas en marge de la crise de régime : elle en est le miroir grossissant. Le désenchantement républicain, l’épuisement du vote, la défiance envers l’autorité, tout cela s’y exprime plus tôt et plus fort qu’ailleurs. L’État, à force d’alternances sans cap et de promesses non tenues, a fini par perdre sa parole. Les nationalistes, eux, se divisent et peinent à transformer leur pouvoir local en projet concret. Entre les deux, la population oscille entre résignation et colère sourde qui indubitablement favorise une émergence d’un identitarisme d’extrême droite au détriment du nationalisme.
La situation insulaire condense le mal français : un système politique trop vertical pour des sociétés devenues horizontales. L’autorité de Paris s’érode, mais aucune alternative claire n’émerge. L’île attend un État capable d’écouter sans dominer, d’agir sans étouffer. Faute de quoi, la crise nationale deviendra en Corse une crise de légitimité totale.
Trois chemins possibles
Plusieurs trajectoires s’ouvrent désormais, toutes incertaines. — La première, prudente, serait celle de l’attente. Le futur gouvernement, une fois nommé, tenterait de reprendre la main. Les élus corses adopteraient une position d’observation, misant sur la continuité administrative. Ce scénario aurait l’avantage de la stabilité, mais risquerait de prolonger le sentiment d’immobilisme qui mine l’île depuis des années.
— La deuxième, plus politique, verrait la Corse saisir cette vacance du pouvoir pour remettre la question de son statut au cœur du débat national mais animé par une dynamique populiste. Celle-ci marginaliserait les tenants d’un nationalisme daté, fruit des années soixante-dix. Cette nouvelle génération serait à l’unisson avec la percée du Rassemblement national sur le continent et d’une manière plus générale avec la poussée autoritaire et réactionnaire dans le monde.
— La troisième, plus périlleuse, serait celle du repli et de la tentation radicale. Dans un contexte de défiance généralisée, les discours de rupture trouvent toujours un écho. Le risque est celui d’une dérive qui réveillerait la violence : le vide du pouvoir central devenant le terreau de la surenchère, voire de la provocation. Ce scénario mènerait à la crispation et au décrochage.
L’île et le monde
À ces tensions internes s’ajoutent les périls venus du dehors. L’Europe chancelle sous les coups conjugués d’une Amérique trumpiste qui rêve de sa dislocation, d’une Chine qui la considère comme son supermarché, et d’un islamisme qui rôde, prêt à s’engouffrer dans la moindre faille morale. Dans ce monde instable, la Corse n’est pas un refuge, mais une sentinelle. Ses ports, ses routes, son insularité en font un avant-poste exposé. Quand la République vacille, ses marges tremblent les premières.
L’urgence du sens
Rien n’est plus dangereux pour un territoire que le vide du sens. La Corse ne réclame pas des faveurs, mais une direction. Elle attend un État capable de décider, de garantir, d’assumer. L’autonomie ne peut naître du désordre, pas plus que la liberté ne se construit sur le vide. Ce moment de flottement pourrait être une chance, à condition qu’il accouche d’un projet clair : redonner confiance, restaurer l’autorité sans arrogance, faire de l’île un laboratoire de la République et non son symptôme terminal.
Car la crise de régime n’est pas une fatalité : elle est l’ultime avertissement avant la bascule. À la France comme à la Corse de choisir — entre l’attente, la déchirure ou la refondation.
GXC
Illustration :D.R